L'odyssée spirituelle de Jeanne Guyon
 
Si Madame Guyon a échappé aux flammes du bûcher, c'est que la sorcellerie avait perdu sa crédibilité vers la fin du 16e siècle et que la vague de procès s'était estompée. Mais après la possédée et la sorcière, voici qu'apparaît au 17e siècle la dévote.

Dans cet âge d'or de ferveur religieuse et de conquête mystique (que le Québec a connu, avec Marie Guyart de l'Incarnation, Jeanne Mance, Marguerite Bourgeoys, Jeanne Le Ber et autres), Madame Guyon, femme, écrivain et mystique, est propulsée au coeur d'une violente querelle religieuse en France. La reine craint de perdre son trône caché, Bossuet et Fénelon s'affrontent et éblouissent l'Europe de leur prose, Rome est alertée, la carrière d'un illustre prélat est brisée, et Madame Guyon, abandonnée, est confinée à la Bastille pendant plus de 7 ans.

Et pourtant, dans toute l'histoire de l'Église, peu de personnes ont atteint comme Madame Guyon un tel sommet de spiritualité et de dévotion. Tout au long de sa carrière, et toujours sans justification, elle sera soupçonnée, calomniée, maltraitée et persécutée, même dans les plus hautes sphères ecclésiastiques, sans pour autant perdre la foi en son Église. Son seul crime est d'aimer Dieu, de clamer innocemment son amour, et d'en faire partager les fruits.

Jeanne-Marie Bouvier de la Motte naît à Montargis, le 13 avril 1648, de parents «qui faisaient profession d'une fort grande piété» et qui la trimbalent, de 2 à 11 ans, d'un couvent à l'autre, chez les Ursulines, les Dominicaines et les Bénédictines, avec des alternances à la maison. Très douée, la petite aime lire, rêver et prier.

Adolescente, elle se délecte de romans et de lectures spirituelles. Une vie de Jeanne de Chantal la marque profondément, de même que les oeuvres de François de Sales. Elle a des élans mystiques, ce qui ne l'empêche pas d'éprouver très tôt un émoi amoureux pour un cousin. C'est qu'elle est belle, et elle s'en réjouit, mais elle est aussi douce, ardente et énergique.

À 15 ans, elle se marie avec Jacques Guyon du Chesnoy, un riche parti de 22 ans son aîné, malade, querelleur et mesquin. Les épousailles avaient été conclues en catimini par les parents. Elle sera toujours une excellente épouse et mère, mais pour surmonter sa vie conjugale difficile (cinq maternités, perte de deux enfants), elle s'adonne à l'oraison, à l'ascèse et à la mortification, mais surtout à la mystique de l'esprit d'enfance, de confiance et d'abandon, qui correspond mieux à son tempérament joyeux et rayonnant. Elle s'émerveille de tout. Sur les conseils de son directeur spirituel François La Combe, barnabite, elle contracte à 24 ans un mariage mystique avec l'Enfant Jésus.

Veuve à 28 ans, elle se retrouve désemparée, avec une santé chancelante, mais libre et fortunée. Écartant des offres de mariage, elle poursuit son aventure spirituelle. Elle renonce à sa propre volonté pour se laisser habiter et mouvoir par la volonté de Dieu «comme un petit poisson dans la mer.» C'est une passivité active mais assumée dans la joie et la louange.

À 32 ans, elle quitte le foyer et entreprend une vie voyagère. Elle va d'abord à Paris où elle rencontre Mgr D'Arenthon, évêque de Genève, qui l'attire vers les Nouvelles Catholiques, une oeuvre vouée à l'éducation religieuse des protestantes converties. L'évêque, qui convoite sa fortune, la dirige à Gex, où un nouvel institut vient d'être fondé. Madame Guyon comble l'oeuvre de dons mais refuse de s'y engager par des voeux. Elle se méfie de certains aspects de l'oeuvre. Après des pressions, l'évêque la met en demeure de partir ou de rester. Elle part. Une campagne de calomnies est déclenchée contre Madame Guyon et le père La Combe.

Elle se réfugie à 35 ans chez les Ursulines de Thonon où elle passe deux années décisives. Elle approfondit sa pensée et découvre que son expérience spirituelle est communicable. Elle écrit Moyen court et très facile de faire oraison, appelé Moyen Court. Elle compose aussi Les Torrents, long poème théologique sur le thème du Pur Amour.

À cette époque d'intolérance, écrire sur des matières religieuses est déjà périlleux. Mais pour une femme, laïque par surcroît et liée à aucun ordre ou clan religieux, le danger est extrême, d'autant plus que la démarche spirituelle de Madame Guyon est éminemment personnelle. Certains veillent jalousement au grain.

Reportons-nous au contexte politico-religieux de l'époque. La France vit sous un régime de monarchie absolue avec Louis XIV. Quant à l'Église, qui est gallicane, elle affiche pour les affaires temporelles une indépendance farouche face à Rome (contrairement à l'Église du Québec qui, ultramontaine, s'en remet à l'autorité du Saint-Siège).

La population française est composée de plus de 90% de catholiques. Quant au reste, ce sont les huguenots (protestants calvinistes), l'élite économique du pays. Ça grenouille et le roi est sur le point de révoquer l'édit de Nantes qui accorde des droits minimes aux protestants. Ils seront alors persécutés et quitteront massivement le pays.

L'État est aussi engagé dans une lutte à finir avec le jansénisme (qui influence fortement l'Église du Québec). Le foyer des jansénistes est Port-Royal, ses têtes d'affiche sont Saint-Cyran et Pascal, et un influent parti politique les soutient.

De plus, l'affaire Molinos fait du bruit. Selon la doctrine de ce théologien espagnol, il est possible d'atteindre la perfection chrétienne dans un état de contemplation passive et d'absorption en Dieu (quiétude). Ses oeuvres sont à la veille d'être condamnées par Rome, et Molinos mourra en prison. Bref, tout ce qui se rapproche du quiétisme est hérésie. La chasse aux mystiques est ouverte; ils sont traqués comme les sorcières des siècles passés.

Le carrosse de la contre-réforme chevauche à plein galop, charriant le meilleur et le pire. C'est donc sur ces chemins périlleux que s'engage le singulier apostolat de Madame Bouvier de la Motte-Guyon.

Moyen Court est publié à Grenoble en 1684 et connaît un succès immédiat. Elle écrit Examen de l'Écriture sainte. Partout où elle va, Turin, Marseille, Grenoble, elle attire des foules qui l'écoutent parler avec simplicité et conviction de sa dévotion d'amour. Elle a vraiment le don de la parole. Après avoir fondé un hôpital à Verceil, elle se rend à Paris, où elle s'installe au cloître Notre-Dame. Elle a 40 ans.

La calomnie se transforme en acharnement. Accusée de débauche et de quiétisme, elle se tire d'embarras. Internée pendant 7 mois au couvent de la Visitation, interrogée sur le Moyen Court, accusée d'hérésie, puis de crime contre l'État, elle se dépêtre de la situation. Mais le malheureux La Combe, détenu arbitrairement à la Bastille, y restera jusqu'à sa mort. Dans l'intervalle, Jeanne Guyon publie Commentaire du Cantique des Cantiques.

Libérée, elle se retire chez Mme de Miramion. À la cour, un cercle de fidèles se forme autour de Madame Guyon avec la Confrérie du Pur Amour. Même la reine et Fénelon deviennent ses disciples. Jeanne écrit Vie, une sorte d'autobiographie spirituelle. Ses écrits commencent toutefois à faire tache à Rome: son opuscule Règle des associés à l'enfance de Jésus est condamné par le Saint Office. Elle en a fait du chemin, la petite provinciale de Montargis!

La cabale fait aussi rage à Versailles. Inquiète de l'étrange influence que Madame Guyon exerce sur les pensionnaires, la reine la prie de ne plus venir à Saint-Cyr et y retire ses livres. Elle presse Bossuet d'intervenir auprès de Fénelon, qui ne bronche pas. Ce fin Fénelon n'a rien à reprocher à Madame Guyon. Elle entretient une correspondance nourrie avec Bossuet, qui s'efforce de la mettre au pas. Elle est ébranlée mais la dame tient bon. Piqué, le rude Bossuet lance sa première salve contre Fénelon dans sa Lettre au Roi. Le combat s'engage entre les deux titans.

Une commission (dont fait partie Bossuet) est chargée d'examiner la doctrine de Madame Guyon. Elle rédige ses Justifications, et Fénelon, ses Recueils. Mme de Maintenon et Bossuet condamnent les écrits de Madame Guyon, l'archevêque de Paris s'en mêle. Bossuet publie une Ordonnance pastorale condamnant les ouvrages mystiques. Il demande à Madame Guyon de signer un aveu d'hérésie, mais ne réussit qu'à lui soutirer une soumission à la censure. Il lui décerne toutefois une attestation d'orthodoxie. Quant à Fénelon, il refuse de la censurer dans son diocèse de Cambrai. Bref, le feu est pris dans la cabane ecclésiastique.

Personne ne tient impunément tête à Bossuet. Madame Guyon, qui n'est plus qu'un simple pion sur l'échiquier, est arrêtée et détenue. Fénelon publie sa retentissante Explication des maximes des saints. Bossuet riposte par l'Instruction sur les états d'oraison, qui s'attaque violemment à Madame Guyon. Ma foi, veut-il la brûler avec ses livres? Le roi, qui n'a d'oreilles que pour l'évêque de Meaux, appuie Bossuet. Fénelon soumet ses Maximes à la censure de Rome. Et le carroussel tourne encore 2 ans jusqu'à ce que les Maximes soient finalement condamnées par bref papal.

Fénelon est disgracié et se retire à Cambrai. Quant à Madame Guyon, elle est transférée à la Bastille, où elle y reste sept longues années. Après 3 ans de résidence surveillée chez son fils à Blois, elle retrouve sa liberté. Elle a cessé d'écrire, mais elle compose des chants, entourée d'amis. Elle meurt en 1717, à 69 ans, deux ans après le décès de Fénelon.

Et leur sublime s'amalgama, écrit le mémorialiste Saint-Simon.

André Phaneuf
© Pâques 1997
 
 

Dieu est le grand Solitaire qui ne parle qu'aux solitaires et qui ne fait participer à sa puissance, à sa sagesse, à sa félicité, que ceux qui participent, en quelque manière, à son éternelle solitude!
Léon Bloy

Madame Guyon a malheureusement sombré dans l'oubli en France, mais non en Suisse, en Allemagne, en Angleterre et aux États-Unis. Son autobiographie Vie a été traduite en allemand et en anglais. La version anglaise est sur le Net. Vous pouvez consulter la notice sur Jeanne Guyon dans la Catholic Encyclopedia, et sur Fénelon dans un autre site. Françoise Mallet-Joris a publié en 1978 un livre remarquable: Jeanne Guyon, que Michel Tournier commente dans Le vol du vampire, (notes de lecture), 1981