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Sixième livre. |
Mentor
précipite Télémaque à la mer, en apercevant
l'incendie de son vaisseau.
Sommaire de l'édition dite de
Versailles (1824) - Calypso, ravie d'admiration par le récit
de Télémaque, conçoit pour lui une violente passion,
et met tout en oeuvre pour exciter en lui le même sentiment. Elle
est puissamment secondée par Vénus,
qui amène Cupidon
dans l'île avec ordre de percer de ses flèches le coeur de
Télémaque. Celui-ci, déjà blessé sans
le savoir, souhaite, sous divers prétextes de demeurer
dans
l'île, malgré les sages remontrances de Mentor. Bientôt
il sent pour la nymphe Eucharis une folle passion, qui excite la jalousie
et la colère de Calypso. Elle jure par le Styx,
que Télémaque sortira de son île, et presse Mentor
de construire un vaisseau pour le reconduire à Ithaque. Tandis que
Mentor entraîne Télémaque vers le rivage pour s'embarquer,
Cupidon va consoler Calypso, et oblige les nymphes à brûler
le vaisseau. A la vue des flammes, Télémaque ressent une
joie secrète; mais le sage Mentor, qui s'en aperçoit, le
précipite dans la mer, et s'y jette avec lui, pour gagner à
la nage un autre vaisseau alors arrêté auprès de l'île
de Calypso.
Quand Télémaque eut
achevé ce discours, toutes les nymphes, qui avaient été
immobiles, les yeux attachés sur lui, se regardèrent les
unes les autres. Elles se disaient avec étonnement: "Quels sont
donc ces deux hommes si chéris des dieux? A-t-on jamais ouï
parler d'aventures si merveilleuses? Le fils d'Ulysse le surpasse déjà
en éloquence, en sagesse et en valeur. Quelle mine! Quelle beauté!
Quelle douceur! Quelle modestie! Mais quelle noblesse et quelle grandeur!
Si nous ne savions qu'il est le fils d'un mortel, on le prendrait aisément
pour Bacchus, pour
Mercure,
ou même pour le grand Apollon.
Mais quel est ce Mentor, qui paraît un homme simple, obscur et d'une
médiocre condition? Quand on le regarde de près, on trouve
en lui je ne sais quoi au-dessus de l'homme."
Calypso écoutait ces discours
avec un trouble qu'elle ne pouvait cacher: ses yeux errants allaient sans
cesse de Mentor à Télémaque, et de Télémaque
à Mentor. Quelquefois elle voulait que Télémaque recommençât
cette longue histoire de ses aventures; puis tout à coup elle s'interrompait
elle-même. Enfin, se levant brusquement, elle mena Télémaque
seul dans un bois de myrte, où elle n'oublia rien pour savoir de
Mentor n'était point une divinité cachée sous la forme
d'un homme. Télémaque ne pouvait le lui dire; car Minerve,
en l'accompagnant sous la figure de Mentor, ne s'était point découverte
à lui à cause de sa grande jeunesse. Elle ne se fiait pas
encore assez à son secret pour lui confier ses desseins. D'ailleurs
elle voulait l'éprouver par les plus grands dangers, et s'il
eût su que Minerve était avec lui, un tel secours l'eût
trop soutenu: il n'aurait eu aucune peine à mépriser les
accidents les plus affreux. Il prenait donc Minerve pour Mentor, et tous
les artifices de Calypso furent inutiles pour découvrir ce qu'elle
désirait savoir.
Cependant toutes les nymphes, assemblées
autour de Mentor, prenaient plaisir à le questionner. L'une lui
demandait les circonstances de son voyage d'Ethiopie; l'autre voulait savoir
ce qu'il avait vu à Damas; une autre lui demandait s'il avait connu
autrefois Ulysse avant le siège de Troie. Il répondait à
toutes avec douceur, et ses paroles, quoique simples, étaient pleines
de grâces.
Calypso ne les
laissa pas longtemps dans cette conversation: elle revint,
et pendant que ses nymphes se mirent à cueillir des fleurs en chantant
pour amuser Télémaque, elle prit à l'écart
Mentor pour le faire parler. La douce vapeur du sommeil ne coule pas plus
doucement dans les yeux appesantis et dans tous les membres fatigués
d'un homme abattu que les paroles flatteuses de la déesse s'insinuaient
pour enchanter le coeur de Mentor; mais elle sentait toujours je ne sais
quoi qui repoussait tous ses efforts et qui se jouait de ses charmes. Semblable
à un rocher escarpé qui cache son front dans les nues et
qui se joue de la rage des vents, Mentor, immobile dans ses sages desseins,
se laissait presser par Calypso. Quelquefois même il lui laissait
espérer qu'elle l'embarrasserait par ses questions et qu'elle tirerait
la vérité du fond de son coeur. Mais, au moment où
elle croyait satisfaire sa curiosité, ses espérances s'évanouissaient:
tout ce qu'elle s'imaginait tenir lui échappait tout à coup,
et une réponse courte de Mentor la replongeait dans ses incertitudes.
Elle passait ainsi les journées,
tantôt flattant Télémaque, tantôt cherchant les
moyens de le détacher de Mentor, qu'elle n'espérait plus
faire parler. Elle employait ses plus belles nymphes à faire naître
les feux de l'amour dans le coeur du jeune Télémaque, et
une divinité plus puissante qu'elle vint
à
son secours pour y réussir.
Vénus, toujours pleine de ressentiment
du mépris que Mentor et Télémaque avaient témoigné
pour le culte qu'on lui rendait dans l'île de Chypre, ne pouvait
se consoler de voir que ces deux téméraires mortels eussent
échappé aux vents et à la mer dans la tempête
excitée par Neptune.
Elle en fit des plaintes amères à Jupiter: mais le père
des dieux, souriant, sans vouloir lui découvrir que Minerve, sous
la figure de Mentor, avait sauvé le fils d'Ulysse, permit à
Vénus de chercher les moyens de se venger de ces deux hommes. Elle
quitte l'Olympe; elle oublie les doux parfums qu'on brûle sur ses
autels
à Paphos, à Cythère et à Idalie; elle vole
dans son char attelé de colombes; elle appelle son fils, et, la
douleur répandant sur son visage de nouvelles grâces, elle
parla ainsi:
- Vois-tu, mon fils, ces deux hommes qui méprisent ta puissance et la mienne? Qui voudra désormais nous adorer? Va, perce de tes flèches ces deux coeurs insensibles: descends avec moi dans cette île; je parlerai à Calypso.
Elle dit, et, fendant les airs dans
un nuage tout doré, elle se présenta à Calypso, qui,
dans ce moment, était seule au bord d'une fontaine assez loin de
sa grotte.
- Malheureuse déesse - lui dit-elle - l'ingrat Ulysse vous a méprisée; son fils, encore plus dur que lui, vous prépare un semblable mépris; mais l'Amour vient lui-même pour vous venger. Je vous le laisse: il demeurera parmi vos nymphes, comme autrefois l'enfant Bacchus fut nourri par les nymphes de l'île de Naxos. Télémaque le verra comme un enfant ordinaire; il ne pourra s'en défier, et il sentira bientôt son pouvoir.
Elle dit, et, remontant dans ce nuage
doré d'où elle était sortie, elle laissa après
elle une odeur d'ambroisie dont tous les bois de Calypso furent parfumés.
L'Amour demeura entre les bras de Calypso. Quoique déesse, elle sentit la flamme qui coulait déjà dans son sein. Pour se soulager, elle le donna aussitôt à la nymphe qui était auprès d'elle, nommée Eucharis. Mais hélas! dans la suite, combien de fois se repentit-elle de l'avoir fait!
D'abord rien ne paraissait plus innocent,
plus doux, plus aimable, plus ingénu et plus gracieux que cet enfant.
A le voir enjoué, flatteur, toujours riant, on aurait cru qu'il
ne pouvait donner que du plaisir: mais à peine s'était-on
fié à ses caresses, qu'on y sentait je ne sais quoi d'empoisonné.
L'enfant malin et trompeur
ne caressait que pour trahir, et il ne riait jamais que des maux cruels
qu'il avait faits ou qu'il voulait faire. Il n'osait approcher de Mentor,
dont la sévérité l'épouvantait, et il sentait
que cet inconnu était invulnérable, en sorte qu'aucune de
ses flèches n'aurait pu le percer. Pour les nymphes, elles sentirent
bientôt les feux que cet enfant trompeur allume; mais elles cachaient
avec soin la plaie profonde qui s'envenimait dans leurs coeurs.
Cependant Télémaque, voyant cet enfant qui se jouait avec les nymphes, fut surpris de sa douceur et de sa beauté. Il l'embrasse; il le prend tantôt sur ses genoux, tantôt entre ses bras; il sent en lui-même une inquiétude dont il ne peut trouver la cause. Plus il cherche à se jouer innocemment, plus il se trouble et s'amollit.
- Voyez-vous ces nymphes? - disait-il
à Mentor - combien sont-elles différentes de ces femmes de
l'île de Chypre, dont la beauté était choquante à
cause de leur immodestie! Ces beautés immortelles montrent une innocence,
une modestie, une simplicité qui charme. Parlant ainsi, il rougissait
sans savoir pourquoi. Il ne pouvait s'empêcher de parler; mais à
peine avait-il commencé, qu'il ne pouvait continuer; ses paroles
étaient entrecoupées, obscures, et quelquefois elles n'avaient
aucun sens.
Mentor lui dit:
- Ô Télémaque, les
dangers de l'île de Chypre n'étaient rien, si on les compare
à ceux dont vous ne vous défiez pas maintenant. Le vice grossier
fait horreur; l'impudence brutale donne de l'indignation; mais la beauté
modeste est bien plus dangereuse: en l'aimant, on croit n'aimer que la
vertu, et insensiblement on se laisse aller aux appas trompeurs d'une passion
qu'on n'aperçoit que quand il n'est presque plus temps de l'éteindre.
Fuyez, ô mon cher Télémaque, fuyez ces nymphes, qui
ne sont si discrètes que pour vous mieux tromper; fuyez les dangers
de votre jeunesse: mais surtout fuyez cet enfant que vous ne connaissez
pas. C'est l'Amour, que Vénus, sa mère, est venue apporter
dans cette île, pour se venger du mépris que vous avez témoigné
pour le culte qu'on lui rend à Cythère. Il a blessé
le coeur de la déesse Calypso: elle est passionnée pour vous;
il a brûlé toutes les nymphes qui l'environnent; vous brûlez
vous-même, ô malheureux jeune homme, presque sans le savoir.
Télémaque interrompait souvent Mentor, en lui disant:
- Pourquoi ne demeurerions-nous pas
dans cette île? Ulysse ne vit plus: il doit être depuis longtemps
enseveli dans les ondes; Pénélope, ne voyant revenir ni lui
ni moi, n'aura pu résister à tant de prétendants:
son père Icare l'aura contrainte d'accepter un nouvel époux.
Retournerai-je à Ithaque pour la voir engagée dans de nouveaux
liens et manquant à la foi qu'elle avait donnée à
mon père? Les Ithaciens ont oublié Ulysse. Nous ne pourrions
y retourner que pour chercher une mort assurée, puisque les amants
de Pénélope ont occupé toutes les avenues du port,
pour mieux assurer notre perte à notre retour.
Mentor répondait:
- Voilà l'effet d'une aveugle
passion. On cherche avec subtilité toutes les raisons qui la favorisent,
et on se détourne de peur de voir toutes celles qui la condamnent.
On n'est plus ingénieux que pour se tromper et pour étouffer
ses remords. Avez-vous oublié tout ce que les dieux ont fait pour
vous ramener dans votre patrie? Comment êtes-vous sorti de la Sicile?
Les malheurs que vous avez éprouvés en Egypte ne se sont-ils
pas tournés tout à coup en prospérités? Quelle
main inconnue vous a enlevé à tous les dangers qui menaçaient
votre tête dans la ville de Tyr? Après tant de merveilles,
ignorez-vous encore ce que les destinées vous ont préparé?
Mais que dis-je? vous en êtes indigne. Pour moi, je pars, et je saurai
bien sortir de cette île. Lâche fils d'un père si sage
et si généreux, menez ici une vie molle et sans honneur au
milieu des femmes; faites, malgré les dieux, ce que votre père
crut indigne de lui.
Ces paroles de mépris percèrent Télémaque jusqu'au fond du coeur. Il se sentait attendri pour Mentor; sa douleur était mêlée de honte; il craignait l'indignation et le départ de cet homme si sage, à qui il devait tant: mais une passion naissante, et qu'il ne connaissait pas lui-même, faisait qu'il n'était plus le même homme.
- Quoi donc! - disait-il à Mentor, les larmes aux yeux - vous ne comptez pour rien l'immortalité qui m'est offerte par la déesse?
- Je compte pour rien - répondit
Mentor - tout ce qui est contre la vertu et contre les ordres des dieux.
La vertu vous rappelle dans votre patrie pour revoir Ulysse et Pénélope;
la vertu vous défend de vous abandonner à une folle passion.
Les dieux, qui vous ont délivré de tant de périls
pour vous préparer une gloire égale à celle de votre
père, vous ordonnent de quitter cette île. L'amour seul, ce
honteux tyran, peut vous y retenir. Hé! que feriez-vous d'une vie
immortelle, sans liberté, sans vertu et sans gloire? Cette vie serait
encore plus malheureuse en ce qu'elle ne pourrait finir.
Télémaque ne répondait
à ce discours que par des soupirs. Quelquefois il aurait souhaité
que Mentor l'eût arraché malgré lui de l'île;
quelquefois il lui tardait que Mentor fût parti, pour n'avoir plus
devant ses yeux cet ami sévère qui lui reprochait sa faiblesse.
Toutes ces pensées contraires agitaient tour à tour son coeur,
et aucune n'y était constante: son coeur était comme la mer,
qui est le jouet de tous les vents contraires. Il demeurait souvent étendu
et immobile sur le rivage de la mer, souvent dans le fond de quelque bois
sombre, versant des larmes amères et poussant des cris semblables
aux rugissements d'un lion. Il était devenu maigre; ses yeux creux
étaient pleins d'un feu dévorant; à le voir pâle,
abattu et défiguré, on aurait cru que ce n'était point
Télémaque. Sa beauté, son enjouement, sa noble fierté
s'enfuyaient loin de lui. Il périssait, tel qu'une fleur, qui, étant
épanouie le matin, répandait ses doux parfums dans la campagne
et se flétrit peu à peu vers le soir: ses vives couleurs
s'effacent; elle languit, elle se dessèche et sa belle tête
se penche, ne pouvant plus se soutenir; ainsi le fils d'Ulysse était
aux portes de la mort.
Mentor, voyant que Télémaque ne pouvait résister à la violence de sa passion, conçut un dessein plein d'adresse pour le délivrer d'un si grand danger. Il avait remarqué que Calypso aimait éperdument Télémaque et que Télémaque n'aimait pas moins la jeune nymphe Eucharis: car le cruel Amour, pour tourmenter les mortels, fait qu'on n'aime guère la personne dont on est aimé. Mentor résolut d'exciter la jalousie de Calypso.
Eucharis devait emmener Télémaque dans une chasse. Mentor dit à Calypso:
- J'ai remarqué dans Télémaque
une passion pour la chasse, que je n'avais jamais vue en lui, ce plaisir
commence à le dégoûter de tout autre: il n'aime plus
que les forêts et les montagnes les plus sauvages. Est-ce vous, ô
déesse, qui lui inspirez cette grande ardeur?
Calypso sentit un dépit cruel en écoutant ces paroles, et elle ne put se retenir.
- Ce Télémaque - répondit-elle - qui a méprisé tous les plaisirs de l'île de Chypre, ne peut résister à la médiocre beauté d'une de mes nymphes. Comment ose-t-il se vanter d'avoir fait tant d'actions merveilleuses, lui dont le coeur s'amollit lâchement par la volupté et qui ne semble né que pour passer une vie obscure au milieu des femmes?
Mentor, remarquant avec plaisir combien
la jalousie troublait le coeur de Calypso, n'en dit pas davantage, de peur
de la mettre en défiance de lui; il lui montrait seulement un visage
triste et abattu. La déesse lui découvrait ses peines sur
toutes les choses qu'elle voyait, et elle faisait sans cesse des plaintes
nouvelles. Cette chasse, dont Mentor l'avait avertie, acheva de la mettre
en fureur. Elle sut que
Télémaque n'avait cherché qu'à se dérober
aux autres nymphes pour parler à Eucharis. On proposait même
déjà une seconde chasse, où elle prévoyait
qu'il ferait comme dans la première. Pour rompre les mesures de
Télémaque, elle déclara qu'elle en voulait être.
Puis, tout à coup, ne pouvant plus modérer son ressentiment,
elle lui parla ainsi:
- Est-ce donc ainsi, ô jeune téméraire,
que tu es venu dans mon île pour échapper au juste naufrage
que Neptune te préparait
et à la vengeance des dieux? N'es-tu entré dans cette île,
qui n'est ouverte à aucun mortel, que pour mépriser ma puissance
et l'amour que je t'ai témoigné? Ô divinités
de l'Olympe et du Styx,
écoutez une malheureuse déesse: hâtez-vous de confondre
ce perfide, cet ingrat, cet impie. Puisque tu es encore plus dur et plus
injuste que ton père, puisses-tu souffrir des maux encore plus longs
et plus cruels que les siens! Non, non, que jamais tu ne revoies ta patrie,
cette pauvre et misérable Ithaque, que tu n'as point eu honte de
préférer à l'immortalité! Ou plutôt que
tu périsses, en la voyant de loin, au milieu de la mer; et que ton
corps, devenu le jouet des flots, soit rejeté, sans espérance
de sépulture, sur le sable de ce rivage! Que mes yeux le voient
mangé par les vautours! Celle que tu aimes le verra aussi: elle
le verra; elle en aura le coeur déchiré, et son désespoir
fera mon bonheur!
En parlant ainsi, Calypso avait les
yeux rouges et enflammés: ses regards ne s'arrêtaient jamais
en aucun endroit; ils avaient je ne sais quoi de sombre et de farouche.
Ses joues tremblantes étaient couvertes de taches
noires et livides; elle changeait à chaque moment de couleur. Souvent
une pâleur mortelle se répandait sur tout son visage; ses
larmes ne coulaient plus, comme autrefois, avec abondance: la rage et le
désespoir semblaient en avoir tari la source, et à peine
en coulait-il quelqu'une sur ses joues. Sa voix était rauque, tremblante
et entrecoupée. Mentor observait tous ses mouvements et ne parlait
plus à Télémaque. Il le traitait comme un malade désespéré
qu'on abandonne; il jetait souvent sur lui des regards de compassion.
Télémaque sentait combien
il était coupable et indigne de l'amitié de Mentor. Il
n'osait lever les yeux, de peur de rencontrer ceux de son ami, dont
le silence même le condamnait. Quelquefois il avait envie d'aller
se jeter à son cou et de lui témoigner combien il était
touché de sa faute: mais il était retenu, tantôt par
une mauvaise honte, et tantôt par la crainte d'aller plus loin qu'il
ne voulait pour se tirer du péril: car le péril lui semblait
doux, et il ne pouvait encore se résoudre à vaincre sa folle
passion.
Les dieux et les déesses de l'Olympe,
assemblés dans un profond silence, avaient les yeux attachés
sur l'île de Calypso, pour voir qui serait victorieux, ou de Minerve
ou de l'Amour. L'Amour, en se jouant avec les nymphes, avait mis tout en
feu dans l'île; Minerve, sous la figure de Mentor, se servait de
la jalousie, inséparable de l'amour, contre l'Amour même.
Jupiter avait résolu d'être le spectateur de ce combat et
de demeurer neutre.
Cependant Eucharis, qui craignait que
Télémaque ne lui échappât, usait de mille artifices
pour le retenir dans ses liens. Déjà elle allait partir avec
lui pour la seconde chasse, et elle était vêtue comme Diane.
Vénus et Cupidon avaient répandu sur elle de nouveaux charmes,
en sorte que ce jour-là sa beauté effaçait celle de
la déesse Calypso même. Calypso, la regardant de loin, se
regarda en même temps dans la plus claire de ses fontaines, et elle
eut honte de se voir. Alors elle se cacha au fond de sa grotte et parla
ainsi toute seule:
- Il ne me sert donc de rien d'avoir
voulu troubler ces deux amants, en déclarant que je veux être
de cette chasse! En serai-je? Irai-je la faire triompher et faire servir
ma beauté à relever la sienne? Faudra-t-il que Télémaque,
en me voyant, soit encore plus passionné pour son Eucharis? Ô
malheureuse! qu'ai-je fait? Non, je n'y irai pas, ils n'y iront pas eux-mêmes,
je saurai bien les en empêcher. Je vais trouver Mentor; je le prierai
d'enlever Télémaque: il le remmènera à Ithaque.
Mais que dis-je? et que deviendrai-je quand Télémaque sera
parti? Où suis-je? Que reste-t-il à faire? Ô cruelle
Vénus, vous m'avez trompée! Ô perfide présent
que vous m'avez fait! Pernicieux enfant, Amour empesté, je ne t'avais
ouvert mon coeur que dans l'espérance de vivre heureuse avec Télémaque,
et tu n'as porté dans ce coeur que trouble et que désespoir!
Mes nymphes sont révoltées contre moi. Ma divinité
ne me sert plus qu'à rendre mon malheur éternel. Ô
si j'étais libre de me donner la mort pour finir mes douleurs! Télémaque,
il faut que tu meures, puisque je ne puis mourir! Je me vengerai de tes
ingratitudes: ta nymphe le verra, et je te percerai à ses yeux.
Mais je m'égare. Ô malheureuse Calypso, que veux-tu? Faire
périr un innocent, que tu as jeté toi-même dans cet
abîme de malheurs? C'est moi qui ai mis le flambeau fatal dans le
sein du chaste Télémaque. Quelle innocence! Quelle vertu!
Quelle horreur du vice! Quel courage contre les honteux plaisirs! Fallait-il
empoisonner son coeur? Il m'eût quittée! Hé bien! ne
faudra-t-il pas qu'il me quitte, ou que je le voie, plein de mépris
pour moi, ne vivant plus que pour ma rivale? Non, non, je ne souffre que
ce que j'ai bien mérité. Pars, Télémaque, va-t'en
au-delà des mers; laisse Calypso sans consolation, ne pouvant supporter
la vie, ni trouver la mort: laisse-la inconsolable, couverte de honte,
désespérée, avec ton orgueilleuse Eucharis.
Elle parlait ainsi seule dans sa grotte: mais tout à coup elle sort impétueusement.
- Où êtes-vous, ô
Mentor? - dit-elle. - Est-ce ainsi que vous soutenez Télémaque
contre le vice auquel il succombe? Vous dormez, pendant que l'Amour veille
contre vous. Je ne puis souffrir plus longtemps cette lâche indifférence
que vous témoignez. Verrez-vous toujours tranquillement le fils
d'Ulysse déshonorer son père et négliger sa haute
destinée? Est-ce à vous ou à moi que ses parents ont
confié sa conduite? C'est moi qui cherche les moyens de guérir
son coeur; et vous, ne ferez-vous rien? Il y a, dans le lieu le plus reculé
de cette forêt, de grands peupliers propres à construire un
vaisseau; c'est là qu'Ulysse fit celui dans lequel il sortit de
cette île. Vous trouverez au même endroit une profonde caverne,
où sont tous les instruments nécessaires pour tailler et
pour joindre toutes les pièces d'un vaisseau.
A peine eut-elle dit ces paroles, qu'elle s'en repentit. Mentor ne perdit pas un moment: il alla dans cette caverne, trouva les instruments, abattit les peupliers et mit en un seul jour un vaisseau en état de voguer. C'est que la puissance et l'industrie de Minerve n'ont pas besoin d'un grand temps pour achever les plus grands ouvrages.
Calypso se trouva dans une horrible
peine d'esprit: d'un côté, elle voulait voir si le travail
de Mentor s'avançait; de l'autre, elle ne pouvait se résoudre
à quitter la chasse, où Eucharis aurait été
en pleine liberté avec Télémaque. La jalousie ne lui
permit jamais de perdre de vue les deux amants: mais elle tâchait
de tourner la chasse du côté où elle savait que Mentor
faisait le vaisseau. Elle entendait les coups de hache et de marteau: elle
prêtait l'oreille; chaque coup la faisait frémir. Mais, dans
le moment même, elle craignait que cette rêverie ne lui eût
dérobé quelque signe ou quelque coup d'oeil de Télémaque
à la jeune nymphe.
Cependant Eucharis disait à Télémaque d'un ton moqueur:
- Ne craignez-vous point que Mentor
ne vous blâme d'être venu à la chasse sans lui? Ô
que vous êtes à plaindre de vivre sous un si rude maître!
Rien ne peut adoucir son austérité: il affecte d'être
ennemi de tous les plaisirs; il ne peut souffrir que vous en goûtiez
aucun; il vous fait un crime des choses les plus innocentes. Vous pouviez
dépendre de lui pendant que vous étiez hors d'état
de vous conduire vous-même; mais après avoir montré
tant de sagesse, vous ne devez plus vous laisser traiter en enfant.
Ces paroles artificieuses perçaient
le coeur de Télémaque et le remplissaient de dépit
contre Mentor, dont il voulait secouer le joug. Il craignait de le revoir
et ne répondait rien à Eucharis, tant il était troublé.
Enfin, vers le soir, la chasse s'étant passée de part et
d'autre dans une contrainte perpétuelle, on revint par un coin de
la forêt assez voisin du lieu où Mentor avait travaillé
tout le jour. Calypso aperçut de loin le vaisseau achevé;
ses yeux se couvrirent à l'instant d'un épais nuage, semblable
à celui de la mort. Ses genoux tremblants se dérobaient sous
elle; une froide sueur courut par tous les membres de son corps: elle fut
contrainte de s'appuyer sur les nymphes qui l'environnaient, et, Eucharis
lui tendant la main pour la soutenir, elle la repoussa en jetant sur elle
un regard terrible.
Télémaque, qui vit ce vaisseau, mais qui ne vit point Mentor, parce qu'il s'était déjà retiré, ayant fini son travail, demanda à la déesse à qui était ce vaisseau et à quoi on le destinait. D'abord elle ne put répondre; mais enfin elle dit:
- C'est pour renvoyer Mentor que je l'ai fait faire; vous ne serez plus embarrassé par cet ami sévère, qui s'oppose à votre bonheur, et qui serait jaloux si vous deveniez immortel.
- Mentor m'abandonne! c'est fait de moi! s'écria Télémaque. - Ô Eucharis, si Mentor me quitte, je n'ai plus que vous.
Ces paroles lui échappèrent
dans le transport de sa passion. Il vit le tort qu'il avait eu en les disant:
mais il n'avait pas été libre de penser au sens de ses paroles.
Toute la troupe étonnée demeura dans le silence. Eucharis,
rougissant et baissant les yeux, demeurait derrière, tout interdite,
sans oser se montrer. Mais pendant que la honte était sur son visage,
la joie était au fond de son coeur. Télémaque ne se
comprenait plus lui-même et ne pouvait croire qu'il eût parlé
si indiscrètement. Ce qu'il avait fait lui paraissait comme un songe,
mais un songe dont il demeurait confus et troublé.
Calypso, plus furieuse qu'une lionne à qui on a enlevé ses petits, courait au travers de la forêt, sans suivre aucun chemin, et ne sachant où elle allait. Enfin elle se trouva à l'entrée de sa grotte, où Mentor l'attendait.
- Sortez de mon île - dit-elle
- ô étrangers, qui êtes venus troubler mon repos: loin
de moi ce jeune insensé! Et vous, imprudent vieillard, vous sentirez
ce que peut le courroux d'une déesse, si vous ne l'arrachez d'ici
tout à l'heure. Je ne veux plus le voir; je ne veux plus souffrir
qu'aucune de mes nymphes lui parle ni le regarde. J'en jure par les ondes
du Styx, serment qui fait trembler les dieux mêmes. Mais apprends,
Télémaque, que tes maux ne sont pas finis: ingrat, tu ne
sortiras de mon île que pour être en proie à de nouveaux
malheurs. Je serai vengée: tu regretteras Calypso, mais en vain.
Neptune, encore irrité contre ton père, qui l'a offensé
en Sicile, et sollicité par Vénus, que tu as méprisée
dans l'île de Chypre, te prépare d'autres tempêtes.
Tu verras ton père, qui n'est pas mort; mais tu le verras sans le
connaître. Tu ne te réuniras avec lui en Ithaque qu'après
avoir été le jouet de la plus cruelle fortune. Va: je conjure
les puissances célestes de me venger. Puisses-tu, au milieu des
mers, suspendu aux pointes d'un rocher et frappé de la foudre, invoquer
en vain Calypso, que ton supplice comblera de joie!
Ayant dit ces paroles, son esprit agité
était déjà prêt à prendre des résolutions
contraires. L'amour rappela dans son coeur le désir de retenir Télémaque.
"Qu'il vive - disait-elle en elle-même - qu'il demeure ici; peut-être
qu'il sentira enfin tout ce que j'ai fait pour lui. Eucharis ne saurait,
comme moi, lui donner l'immortalité. Ô trop aveugle Calypso,
tu t'es trahie toi-même par ton serment: te voilà engagée,
et les ondes du Styx, par lesquelles tu as juré, ne te permettent
plus aucune espérance." Personne n'entendait ces paroles: mais on
voyait sur son visage les Furies
peintes, et tout le venin empesté du noir Cocyte semblait s'exhaler
de son coeur.
Télémaque en fut saisi
d'horreur. Elle le comprit (car qu'est-ce que l'amour jaloux ne devine
pas?) et l'horreur de Télémaque redoubla les transports de
la déesse. Semblable à une bacchante qui remplit l'air de
ses hurlements et qui en fait retentir les hautes montagnes de Thrace,
elle court au travers des bois avec un dard en main, appelant toutes ses
nymphes et menaçant de percer toutes celles qui ne la suivront pas.
Elles courent en foule, effrayées de cette menace. Eucharis même
s'avance les larmes aux yeux et regardant de loin Télémaque,
à qui elle n'osait plus parler. La déesse frémit en
la voyant auprès d'elle; et, loin de s'apaiser par la soumission
de cette nymphe, elle ressent une nouvelle fureur, voyant que l'affliction
augmente la beauté d'Eucharis.
Cependant Télémaque était demeuré seul avec Mentor. Il embrasse ses genoux (car il n'osait l'embrasser autrement, ni le regarder); il verse un torrent de larmes; il veut parier, la voix lui manque; les paroles lui manquent encore davantage: il ne sait ni ce qu'il doit faire, ni ce qu'il fait, ni ce qu'il veut. Enfin il s'écrie:
- Ô mon vrai père, ô
Mentor, délivrez-moi de tant de maux! Je ne puis ni vous abandonner
ni vous suivre. Délivrez-moi de tant de maux, délivrez-moi
de moi-même: donnez-moi la mort.
Mentor l'embrasse, le console, l'encourage, lui apprend à se supporter lui-même, sans flatter sa passion, et lui dit:
- Fils du sage Ulysse, que les dieux
ont tant aimé, et qu'ils aiment encore, c'est par un effet de leur
amour que vous souffrez des maux si horribles. Celui qui n'a point senti
sa faiblesse et la violence de ses passions n'est point encore sage; car
il ne se connaît point encore et ne sait point se défier de
soi. Les dieux vous ont conduit comme par la main jusqu'au bord de l'abîme,
pour vous en montrer toute la profondeur, sans vous y laisser tomber. Comprenez
maintenant ce que vous n'auriez jamais compris si vous ne l'aviez éprouvé.
On vous aurait parlé des trahisons de l'amour, qui flatte pour perdre
et qui, sous une apparence de douceur, cache les plus affreuses amertumes.
Il est venu, cet enfant plein de charmes, parmi les ris, les jeux et les
grâces. Vous l'avez vu; il a enlevé votre coeur, et vous avez
pris plaisir à le lui laisser enlever. Vous cherchiez des prétextes
pour ignorer la plaie de votre coeur; vous cherchiez à me tromper
et à vous flatter vous-même; vous ne craigniez rien. Voyez
le fruit de votre témérité; vous demandez maintenant
la mort, et c'est l'unique espérance qui vous reste. La déesse
troublée ressemble à une Furie infernale; Eucharis brûle
d'un feu plus cruel que toutes les douleurs de la mort; toutes ces nymphes
jalouses sont prêtes à s'entre-déchirer: et voilà
ce que fait le traître Amour, qui paraît si doux! Rappelez
tout votre courage. A quel point les dieux vous aiment-ils, puisqu'ils
vous ouvrent un si beau chemin pour fuir l'Amour et pour revoir votre chère
patrie! Calypso elle-même est contrainte de vous chasser. Le vaisseau
est tout prêt: que tardons-nous à quitter cette île,
où la vertu ne peut habiter?
En disant ces paroles, Mentor le prit
par la main et l'entraînait vers le rivage. Télémaque
suivait à peine, regardant toujours derrière lui. Il considérait
Eucharis, qui s'éloignait de lui. Ne pouvant voir son visage, il
regardait ses beaux cheveux noués, ses habits flottants et sa noble
démarche. Il aurait voulu pouvoir baiser les traces de ses pas.
Lors même qu'il la perdit
de vue, il prêtait encore l'oreille, s'imaginant entendre sa voix.
Quoique absente, il la voyait: elle était peinte et comme vivante
devant ses yeux; il croyait même parler à elle, ne sachant
plus où il était, et ne pouvant écouter Mentor.
Enfin, revenant à lui comme d'un profond sommeil, il dit à Mentor:
- Je suis résolu de vous suivre,
mais je n'ai pas encore dit adieu à Eucharis. J'aimerais mieux mourir
que de l'abandonner ainsi avec ingratitude. Attendez que je la revoie encore
une dernière fois pour lui faire un éternel adieu. Au moins
souffrez
que je lui dise: "Ô nymphe, les dieux cruels, les dieux jaloux de
mon bonheur me contraignent de partir; mais ils m'empêcheront plutôt
de vivre que de me souvenir à jamais de vous. "Ô
mon père, ou laissez-moi cette dernière consolation,
qui est si juste, ou arrachez-moi la vie dans ce moment. Non, je ne veux
ni demeurer dans cette île, ni m'abandonner à l'amour. L'amour
n'est point dans mon coeur; je ne sens que de l'amitié et de la
reconnaissance pour Eucharis. Il me suffit de lui dire adieu encore une
fois, et je pars avec vous sans retardement!
L'Amour était vivement piqué de voir que ce vieillard inconnu non seulement était insensible à ses traits, mais encore lui enlevait Télémaque: il pleurait de dépit, et il alla trouver Calypso errante dans les sombres forêts. Elle ne put le voir sans gémir, et elle sentit qu'il rouvrait toutes les plaies de son coeur. L'Amour lui dit:
- Vous êtes déesse, et vous vous laissez vaincre par un faible mortel, qui est captif dans votre île! Pourquoi le laissez-vous sortir?
- Ô malheureux Amour - répondit-elle
- je ne veux plus écouter tes pernicieux conseils: c'est toi qui
m'as tirée d'une douce et profonde paix, pour me précipiter
dans un abîme de malheurs. C'en est fait; j'ai juré par les
ondes du Styx que je laisserais partir Télémaque: Jupiter
même, le père des dieux, avec toute sa puissance, n'oserait
contrevenir à ce redoutable serment. Télémaque sort
de mon île; sors aussi, pernicieux enfant: tu m'as fait plus de mal
que lui!
L'Amour, essuyant ses larmes, fit un sourire moqueur et malin.
- En vérité - dit-il -
voilà un grand embarras! Laissez-moi faire. Suivez votre serment;
ne vous opposez point au départ de Télémaque. Ni vos
nymphes, ni moi n'avons juré par les ondes du Styx de le laisser
partir: je leur inspirerai le dessein de brûler ce vaisseau, que
Mentor a fait avec tant de précipitation. Sa diligence, qui nous
a surpris, sera inutile. Il sera surpris lui-même à son tour,
et il ne lui restera plus aucun moyen de vous arracher Télémaque.
Ces paroles flatteuses firent glisser
l'espérance et la joie jusqu'au fond des entrailles de Calypso.
Ce qu'un zéphyr fait par sa fraîcheur sur le bord d'un ruisseau,
pour délasser les troupeaux languissants que l'ardeur de l'été
consume, ce discours le fit pour apaiser le désespoir de la déesse.
Son visage devint serein, ses yeux s'adoucirent,
les noirs soucis qui rongeaient son coeur s'enfuirent pour un moment loin
d'elle: elle s'arrêta, elle sourit, elle flatta le folâtre
Amour: et, en le flattant, elle se prépara de nouvelles douleurs.
L'Amour, content de l'avoir persuadée, alla pour persuader aussi les Nymphes, qui étaient errantes et dispersées sur toutes les montagnes, comme un troupeau de moutons que la rage des loups affamés a mis en fuite loin du berger. L'Amour les rassemble et leur dit:
- Télémaque est encore en vos mains; hâtez-vous de brûler ce vaisseau, que le téméraire Mentor a fait pour s'enfuir.
Aussitôt elles allument des flambeaux;
elles accourent sur le rivage; elles frémissent; elles poussent
des hurlements; elles secouent leurs cheveux épars, comme des bacchantes.
Déjà la flamme vole; elle dévore le vaisseau, qui
est d'un bois sec et enduit de résine; des tourbillons de fumée
et de flamme s'élèvent dans les nues.
Télémaque et Mentor aperçoivent le feu de dessus le rocher, et entendent les cris des Nymphes. Télémaque fut tenté de s'en réjouir; car son coeur n'était pas encore guéri, et Mentor remarquait que sa passion était comme un feu mal éteint, qui sort de temps en temps de dessous la cendre et qui repousse de vives étincelles.
- Me voilà donc - dit Télémaque
- rengagé dans mes liens! Il ne nous reste plus aucune espérance
de quitter cette île.
Mentor vit bien que Télémaque
allait retomber dans toutes ses faiblesses et qu'il n'y avait pas un seul
moment à perdre. Il aperçut de loin, au milieu des flots,
un vaisseau arrêté, qui n'osait
approcher de l'île, parce que tous les pilotes connaissaient
que l'île de Calypso était inaccessible à tous les
mortels. Aussitôt le sage Mentor, poussant Télémaque,
qui était assis sur le bord du rocher, le précipite dans
la mer et s'y jette avec lui. Télémaque, surpris de cette
violente chute, but l'onde amère et devint le jouet des flots. Mais,
revenant à lui et voyant Mentor qui lui tendait la main pour lui
aider à nager, il ne songea plus qu'à s'éloigner de
l'île fatale.
Les Nymphes, qui avaient cru les tenir
captifs, poussèrent des cris pleins de fureur, ne pouvant plus empêcher
leur fuite. Calypso, inconsolable, rentra dans sa grotte, qu'elle remplit
de ses hurlements. L'Amour, qui vit changer son triomphe en une honteuse
défaite, s'éleva au milieu de l'air en secouant ses ailes
et s'envola dans le bocage d'Idalie, où sa cruelle mère l'attendait.
L'enfant, encore plus cruel, ne se consola qu'en riant avec elle de tous
les maux qu'il avait faits.
A mesure que Télémaque s'éloignait de l'île, il sentait avec plaisir renaître son courage, et son amour pour la vertu.
- J'éprouve - s'écriait-il
parlant à Mentor - ce que vous me disiez et que je ne pouvais croire,
faute d'expérience: on ne surmonte le vice qu'en le fuyant. Ô
mon père, que les dieux m'ont aimé en me donnant votre secours!
Je méritais d'en être privé et d'être abandonné
à moi-même. Je ne crains plus ni mers, ni vents, ni tempêtes;
je ne crains plus que mes passions. L'amour est lui seul plus à
craindre que tous les naufrages.