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Septième livre. |
Sommaire de l'édition dite de
Versailles (1824) - Mentor et Télémaque s'avancent vers
le vaisseau phénicien arrêté auprès de l'île
de Calypso: ils sont accueillis favorablement par Adoam, frère
de Narbal, commandant de ce vaisseau. Adoam, reconnaissant
Télémaque, lui promet aussitôt de le conduire à
Ithaque. Il lui raconte la mort tragique de Pygmalion, roi de Tyr,
et d'Astarbé, son épouse; puis l'élévation
de Baléazar, que le tyran son père avait disgracié
à la persuasion de cette femme. Télémaque, à
son tour, fait le récit de ses aventures depuis son départ
de Tyr. Pendant un repas qu'Adoam donne à Télémaque
et à Mentor, Achitoas, par les doux accords de sa voix et de sa
lyre, assemble autour du vaisseau les Tritons, les Néréides,
toutes autres divinités de la mer, et les monstres marins eux-mêmes.
Mentor, prenant une lyre, en joue avec tant d'art, qu'Achitoas, jaloux,
laisse tomber la sienne de dépit. Adoam raconte ensuite les merveilles
de la Bétique. Il décrit la douce température de l'air
et toutes les richesses de ce pays, dont les peuples mènent la vie
la plus heureuse dans une parfaite simplicité de moeurs.
Le vaisseau qui était arrêté, et vers lequel ils s'avançaient, était un vaisseau phénicien, qui allait dans l'Epire. Ces Phéniciens avaient vu Télémaque au voyage d'Egypte; mais ils n'avaient garde de le reconnaître au milieu des flots. Quand Mentor fut assez près du vaisseau pour faire entendre sa voix, il s'écria d'une voix forte, en élevant sa tête au-dessus de l'eau:
- Phéniciens, si secourables à toutes les nations, ne refusez pas la vie à deux hommes qui l'attendent de votre humanité. Si le respect des dieux vous touche, recevez-nous dans votre vaisseau nous irons partout où vous irez.
Celui qui commandait répondit:
- Nous vous recevrons avec joie; nous n'ignorons pas ce qu'on doit faire pour des inconnus qui paraissent si malheureux.
Aussitôt on les reçoit
dans le vaisseau.
A peine y furent-ils entrés, que, ne pouvant plus respirer, ils demeurèrent immobiles; car ils avaient nagé longtemps et avec effort pour résister aux vagues. Peu à peu ils reprirent leurs forces: on leur donna d'autres habits, parce que les leurs étaient appesantis par l'eau qui les avait pénétrés et qui coulait de tous côtés.
Lorsqu'ils furent en état de parler, tous ces Phéniciens, empressés autour d'eux, voulaient savoir leurs aventures. Celui qui commandait leur dit:
- Comment avez-vous pu entrer dans cette
île d'où vous sortez? Elle est, dit-on, possédée
par une déesse cruelle, qui ne souffre jamais qu'on y aborde. Elle
est même bordée de rochers affreux, contre lesquels la mer
va follement combattre, et on ne pourrait en approcher sans faire naufrage.
Mentor répondit:
- Nous y avons été jetés. Nous sommes Grecs notre patrie est l'île d'Ithaque, voisine de l'Epire, où vous allez. Quand même vous ne voudriez pas relâcher en Ithaque, qui est sur votre route, il nous suffirait que vous nous menassiez dans l'Epire; nous y trouverons des amis qui auront soin de nous faire faire le court trajet qui nous restera, et nous vous devrons à jamais la joie de revoir ce que nous avons de plus cher au monde.
Ainsi c'était Mentor qui portait
la parole, et Télémaque, gardant le silence, le laissait
parler; car les fautes qu'il avait faites dans l'île de Calypso augmentèrent
beaucoup sa sagesse. Il se défiait de lui-même; il sentait
le besoin de suivre toujours les sages conseils de Mentor, et, quand il
ne pouvait lui parler pour lui demander ses avis, du moins il consultait
ses yeux et tâchait de deviner toutes ses pensées.
Le commandant phénicien, arrêtant ses yeux sur Télémaque, croyait se souvenir de l'avoir vu; mais c'était un souvenir confus, qu'il ne pouvait démêler.
- Souffrez - lui dit-il - que je vous demande si vous vous souvenez de m'avoir vu autrefois, comme il me semble que je me souviens de vous avoir vu. Votre visage ne m'est point inconnu; il m'a d'abord frappé; mais je ne sais où je vous ai vu: votre mémoire aidera peut-être la mienne.
Alors Télémaque lui répondit avec un étonnement mêlé de joie:
- Je suis, en vous voyant, comme vous êtes à mon égard: je vous ai vu, je vous reconnais; mais je ne puis me rappeler si c'est en Egypte ou à Tyr.
Alors ce Phénicien, tel qu'un homme qui s'éveille le matin et qui rappelle peu à peu de loin le songe fugitif qui a disparu à son réveil, s'écria tout à coup:
- Vous êtes Télémaque,
que Narbal prit en amitié lorsque nous revînmes d'Egypte.
Je suis son frère, dont il vous aura sans doute parlé souvent.
Je vous laissai entre ses mains après l'expédition d'Egypte:
il me fallut aller au-delà de toutes les mers dans la fameuse Bétique,
auprès des Colonnes d'Hercule.
Ainsi je ne fis que vous voir, et il ne faut pas s'étonner si j'ai
eu tant de peine à vous reconnaître d'abord.
- Je vois bien - répondit Télémaque - que vous êtes Adoam. Je ne fis presque alors que vous entrevoir; mais je vous ai connu par les entretiens de Narbal. Ô quelle joie de pouvoir apprendre par vous des nouvelles d'un homme qui me sera toujours si cher! Est-il toujours à Tyr? Ne souffre-t-il pas quelque cruel traitement du soupçonneux et barbare Pygmalion?
Adoam répondit en l'interrompant:
- Sachez, Télémaque, que
la fortune favorable vous confie à un homme qui prendra toutes sortes
de soins de vous. Je vous ramènerai dans l'île d'Ithaque avant
que d'aller en Epire, et le frère de Narbal n'aura pas moins d'amitié
pour vous que Narbal même.
Ayant parlé ainsi, il remarqua que le vent qu'il attendait commençait à souffler: il fit lever les ancres, mettre les voiles, et fendre la mer à force de rames. Aussitôt il prit à part Télémaque et Mentor pour les entretenir.
"Je vais - lui dit-il - regardant Télémaque,
satisfaire votre curiosité. Pygmalion n'est plus: les justes dieux
en ont délivré la terre. Comme il ne se fiait à personne,
personne ne pouvait se fier à lui. Les bons se contentaient de gémir
et de fuir ses cruautés, sans pouvoir se résoudre à
lui faire aucun mal; les méchants ne croyaient pouvoir assurer leurs
vies qu'en finissant la sienne; il n'y avait point de Tyrien qui ne fût
chaque jour en danger d'être l'objet de ses défiances. Ses
gardes mêmes étaient plus exposés que les autres: comme
sa vie était entre leurs mains, il les craignait plus que tout le
reste des hommes; sur le moindre soupçon, il les sacrifiait à
sa sûreté. Ainsi, à force de chercher sa sûreté,
il ne pouvait plus la trouver. Ceux qui étaient les dépositaires
de sa vie étaient dans un péril continuel par sa défiance,
et ils ne pouvaient se tirer d'un état si horrible qu'en prévenant,
par la mort du tyran, ses cruels soupçons.
L'impie Astarbé, dont vous avez ouï parler si souvent, fut la première à résoudre la perte du roi. Elle aima passionnément un jeune Tyrien fort riche nommé Joazar; elle espéra de le mettre sur le trône. Pour réussir dans ce dessein, elle persuada au roi que l'aîné de ses deux fils, nommé Phadaël, impatient de succéder à son père, avait conspiré contre lui: elle trouva de faux témoins pour prouver la conspiration. Le malheureux roi fit mourir son fils innocent. Le second, nommé Baléazar, fut envoyé à Samos, sous prétexte d'apprendre les moeurs et les sciences de la Grèce, mais en effet parce qu'Astarbé fit entendre au roi qu'il fallait l'éloigner, de peur qu'il ne prît des liaisons avec les mécontents. A peine fut-il parti, que ceux qui conduisaient le vaisseau, ayant été corrompus par cette femme cruelle, prirent leurs mesures pour faire naufrage pendant la nuit; ils se sauvèrent en nageant jusqu'à des barques étrangères qui les attendaient, et ils jetèrent le jeune prince au fond de la mer.
Cependant les amours d'Astarbé n'étaient ignorées que de Pygmalion, et il s'imaginait qu'elle n'aimerait jamais que lui seul. Ce prince si défiant était ainsi plein d'une aveugle confiance pour cette méchante femme: c'était l'amour qui l'aveuglait jusqu'à cet excès. En même temps l'avarice lui fit chercher des prétextes pour faire mourir Joazar, dont Astarbé était si passionnée: il ne songeait qu'à ravir les richesses de ce jeune homme.
Mais, pendant que Pygmalion était
en proie à la défiance, à l'amour et à l'avarice,
Astarbé se hâta de lui ôter la vie. Elle crut qu'il
avait peut-être découvert quelque chose de ses infâmes
amours avec ce jeune homme. D'ailleurs elle savait que l'avarice seule
suffirait pour porter le roi à une action cruelle contre Joazar;
elle conclut qu'il n'y avait pas un moment à perdre pour le prévenir.
Elle voyait les principaux officiers du palais prêts à tremper
leurs mains dans le sang du roi; elle entendait parler tous les jours de
quelque nouvelle conjuration; mais elle craignait de se confier à
quelqu'un par qui elle serait trahie. Enfin il lui parut plus assuré
d'empoisonner Pygmalion.
Il mangeait le plus souvent tout seul
avec elle, et apprêtait lui-même tout ce qu'il devait manger,
ne pouvant se fier qu'à ses propres mains. Il se renfermait dans
le lieu le plus reculé de son palais, pour mieux cacher sa défiance
et pour n'être jamais observé quand il préparait ses
repas. Il n'osait plus chercher aucun des plaisirs de la table; il ne pouvait
se résoudre à manger d'aucune des choses qu'il ne savait
pas apprêter lui-même. Ainsi, non seulement toutes les viandes
cuites avec des ragoûts par les cuisiniers, mais encore le vin, le
pain, le sel, le lait, et tous les autres aliments ordinaires ne pouvaient
être de son usage: il ne mangeait que des fruits qu'il avait cueillis
lui-même dans son jardin ou des légumes qu'il avait semés
et qu'il faisait cuire. Au reste, il ne buvait jamais d'autre eau que celle
qu'il puisait lui-même dans une fontaine qui était renfermée
dans un endroit de son palais dont il gardait toujours la clef. Quoiqu'il
parût si rempli de confiance pour Astarbé, il ne laissait
pas de se précautionner contre elle: il la faisait toujours manger
et boire avant lui de tout ce qui devait servir à son repas, afin
qu'il ne pût point être empoisonné sans elle et qu'elle
n'eût aucune espérance de vivre plus longtemps que lui. Mais
elle prit du contrepoison, qu'une vieille femme, encore plus méchante
qu'elle, et qui était la confidente de ses amours, lui avait fourni:
après quoi elle ne craignit
plus
d'empoisonner le roi.
Voici comment elle y parvint. Dans le
moment où ils allaient commencer leur repas, cette vieille dont
j'ai parlé fit tout à coup du bruit à une porte. Le
roi, qui croyait toujours qu'on allait le tuer, se trouble et court à
cette porte pour voir si elle est assez bien fermée. La vieille
se retire: le roi demeure interdit et ne sachant ce qu'il doit croire de
ce qu'il a entendu; il n'ose pourtant ouvrir la porte pour s'éclaircir.
Astarbé le rassure, le flatte, et le presse de manger; elle avait
déjà jeté du poison dans sa coupe d'or pendant qu'il
était allé à la porte. Pygmalion, selon sa coutume,
la fit boire la première; elle but sans crainte, se fiant au contrepoison.
Pygmalion but aussi, et peu de temps après il tomba dans une défaillance.
Astarbé, qui le connaissait capable de la tuer sur le moindre soupçon, commença à déchirer ses habits, à arracher ses cheveux et à pousser des cris lamentables. Elle embrassait le roi mourant; elle le tenait serré entre ses bras; elle l'arrosait d'un torrent de larmes, car les larmes ne coûtaient rien à cette femme artificieuse. Enfin, quand elle vit que les forces du roi étaient épuisées et qu'il était comme agonisant, dans la crainte qu'il ne revînt et qu'il ne voulût la faire mourir avec lui, elle passa des caresses et des plus tendres marques d'amitié à la plus horrible fureur: elle se jeta sur lui, et l'étouffa. Ensuite elle arracha de son doigt l'anneau royal, lui ôta le diadème, et fit entrer Joazar, à qui elle donna l'un et l'autre.
Elle crut que tous ceux qui avaient
été attachés à elle ne manqueraient pas de
suivre sa passion et que son amant serait proclamé roi. Mais ceux
qui avaient été les plus empressés à lui plaire
étaient des esprits bas et mercenaires, qui étaient incapables
d'une sincère affection; d'ailleurs ils manquaient de courage, et
craignaient les ennemis qu'Astarbé s'était attirés;
enfin ils craignaient encore plus la hauteur, la dissimulation et la cruauté
de cette femme impie: chacun, pour sa propre sûreté, désirait
qu'elle pérît.
Cependant tout le palais est plein d'un tumulte affreux; on entend partout les cris de ceux qui disent: "Le roi est mort". Les uns sont effrayés; les autres courent aux armes: tous paraissent en peine des suites, mais ravis de cette nouvelle. La renommée la fait voler de bouche en bouche dans toute la grande ville de Tyr, et il ne se trouve pas un seul homme qui regrette le roi; sa mort est la délivrance et la consolation de tout le peuple.
Narbal, frappé d'un coup si terrible,
déplora en homme de bien le malheur de Pygmalion, qui s'était
trahi lui-même en se livrant à l'impie Astarbé et qui
avait mieux aimé être un tyran terrible et monstrueux que
d'être, selon le devoir d'un roi, le père de son peuple. Il
songea au bien de l'Etat et sa hâta de rallier tous les gens de bien
pour s'opposer à Astarbé, sous laquelle on aurait vu un règne
encore plus dur que celui qu'on voyait finir.
Narbal savait que Baléazar ne
fut point noyé quand on le jeta dans la mer. Ceux qui assurèrent
à Astarbé qu'il était mort parlèrent ainsi
croyant qu'il l'était; mais, à la faveur de la nuit, il s'était
sauvé en nageant, et des pêcheurs de Crète, touchés
de compassion, l'avaient reçu dans leurs barques. Il n'avait pas
osé retourner dans le royaume de son père, soupçonnant
qu'on avait voulu le faire périr et craignant autant la cruelle
jalousie de Pygmalion que les artifices d'Astarbé. Il demeura longtemps
errant et travesti sur les bords de la mer, en Syrie, où les pêcheurs
crétois l'avaient laissé; il fut même obligé
de garder un troupeau pour gagner sa vie. Enfin il trouva moyen de faire
savoir à Narbal l'état où il était; il crut
pouvoir confier son secret et sa vie à un homme d'une vertu si éprouvée.
Narbal, maltraité par le père, ne laissa pas d'aimer le fils
et de veiller pour ses intérêts: mais il n'en prit soin que
pour l'empêcher de manquer jamais à ce qu'il devait à
son père, et il l'engagea à souffrir patiemment sa mauvaise
fortune.
Baléazar avait mandé à
Narbal: "Si vous jugez que je puisse vous aller trouver, envoyez-moi un
anneau d'or, et je comprendrai aussitôt qu'il sera temps de vous
aller joindre." Narbal ne jugea point à propos, pendant la vie de
Pygmalion, de faire venir Baléazar; il aurait tout hasardé
pour la vie du prince et pour la sienne propre, tant il était difficile
de se garantir des recherches rigoureuses de Pygmalion. Mais aussitôt
que ce malheureux roi eut fait une fin digne de ses crimes, Narbal se hâta
d'envoyer l'anneau d'or à Baléazar. Baléazar partit
aussitôt et arriva aux portes de Tyr dans le temps que toute la ville
était en trouble pour savoir qui succéderait à Pygmalion.
Baléazar fut aisément reconnu par les principaux Tyriens
et par tout le peuple. On l'aimait, non pour l'amour de
feu roi son père, qui était haï universellement,
mais à cause de sa douceur et de sa modération. Ses longs
malheurs mêmes lui donnaient je ne sais quel éclat qui relevait
toutes ses bonnes qualités et qui attendrissait tous les Tyriens
en sa faveur.
Narbal assembla les chefs du peuple, les vieillards qui formaient le conseil et les prêtres de la grande déesse de Phénicie. Ils saluèrent Baléazar comme leur roi et le firent proclamer par des hérauts. Le peuple répondit par mille acclamations de joie.
Astarbé les entendit du fond
du palais, où elle était renfermée avec son lâche
et infâme Joazar. Tous les méchants dont elle s'était
servie pendant la vie de Pygmalion l'avaient abandonnée; car les
méchants craignent les méchants, s'en défient et ne
souhaitent point de les voir en crédit. Les hommes corrompus connaissent
combien leurs semblables abuseraient de l'autorité et quelle serait
leur violence. Mais pour les bons, les méchants s'en accommodent
mieux, parce qu'au moins ils espèrent de trouver en eux de la modération
et de l'indulgence. Il ne restait plus autour d'Astarbé que certains
complices de ses crimes les plus affreux, et qui ne pouvaient attendre
que le supplice.
On força le palais: ces scélérats n'osèrent pas résister longtemps et ne songèrent qu'à s'enfuir. Astarbé, déguisée en esclave, voulut se sauver dans la foule; mais un soldat la reconnut: elle fut prise, et on eut bien de la peine à empêcher qu'elle ne fût déchirée par le peuple en fureur. Déjà on avait commencé à la traîner dans la boue; mais Narbal la tira des mains de la populace.
Alors elle demanda à parler à
Baléazar, espérant de l'éblouir par ses charmes et
de lui faire espérer qu'elle lui découvrirait des secrets
importants. Baléazar ne put refuser de l'écouter. D'abord
elle montra, avec sa beauté, une douceur et une modestie capable
de toucher les coeurs les plus irrités. Elle flatta Baléazar
par les louanges les plus délicates et les plus insinuantes; elle
lui représenta combien Pygmalion l'avait aimée; elle le conjura
par ses cendres d'avoir pitié d'elle; elle invoqua les dieux, comme
si elle les eût sincèrement adorés; elle versa des
torrents de larmes; elle se jeta aux genoux du nouveau roi: mais ensuite
elle n'oublia rien pour lui rendre suspects et odieux tous ses serviteurs
les plus affectionnés. Elle accusa Narbal d'être entré
dans une conjuration contre Pygmalion et d'avoir essayé de suborner
les peuples pour se faire roi au préjudice de Baléazar: elle
ajouta qu'il voulait empoisonner ce jeune prince. Elle inventa de semblables
calomnies contre tous les autres Tyriens qui aiment la vertu; elle espérait
de trouver dans le coeur de Baléazar la même défiance
et les mêmes soupçons qu'elle avait vus dans celui du roi
son père. Mais Baléazar, ne pouvant plus souffrir la noire
malignité de cette femme, l'interrompit et appela des gardes. On
la mit en prison; les plus sages vieillards furent commis pour examiner
toutes ses actions.
On découvrit avec horreur qu'elle avait empoisonné et étouffé Pygmalion; toute la suite de sa vie parut un enchaînement continuel de crimes monstrueux. On allait la condamner au supplice qui est destiné à punir les grands crimes dans la Phénicie: c'est d'être brûlé à petit feu; mais quand elle comprit qu'il ne lui restait plus aucune espérance, elle devint semblable à une Furie sortie de l'enfer; elle avala du poison qu'elle portait toujours sur elle pour se faire mourir, en cas qu'on voulût lui faire souffrir de longs tourments. Ceux qui la gardèrent aperçurent qu'elle souffrait une violente douleur: ils voulurent la secourir; mais elle ne voulut jamais leur répondre, et elle fit signe qu'elle ne voulait aucun soulagement.
On lui parla des justes dieux, qu'elle
avait irrités: au lieu de témoigner la confusion et le repentir
que ses fautes méritaient, elle regarda le ciel avec mépris
et arrogance, comme pour insulter aux dieux. La rage et l'impiété
étaient peintes sur son visage mourant: on ne voyait plus aucun
reste de cette beauté qui avait fait le malheur de tant d'hommes.
Toutes ses grâces étaient effacées: ses yeux éteints
roulaient dans sa tête et jetaient des regards farouches; un mouvement
convulsif agitait ses lèvres et tenait sa bouche ouverte d'une horrible
grandeur; tout son visage, tiré et rétréci, faisait
des grimaces hideuses; une pâleur livide et une froideur mortelle
avait saisi tout son corps. Quelquefois elle semblait se ranimer, mais
ce n'était que pour pousser des hurlements. Enfin elle expira, laissant
remplis d'horreur et d'effroi tous ceux qui la virent. Ses mânes
impies descendirent sans doute dans ces tristes lieux où les cruelles
Danaïdes puisent éternellement de l'eau dans des vases percés,
où Ixion tourne à jamais sa roue, où Tantale,
brûlant de soif, ne peut avaler l'eau qui s'enfuit de ses lèvres,
où Sisyphe
roule inutilement un rocher qui retombe sans cesse, et où Titye
sentira éternellement, dans ses entrailles toujours renaissantes,
un vautour qui les ronge.
Baléazar, délivré
de ce monstre, rendit grâces aux dieux par d'innombrables sacrifices.
Il a commencé son règne par une conduite tout opposée
à celle de Pygmalion. Il s'est appliqué à faire refleurir
le commerce, qui languissait tous les jours de plus en plus: il a pris
les conseils de Narbal pour les principales affaires, et n'est pourtant
point gouverné par lui; car il veut tout voir par lui-même.
Il écoute tous les différents avis qu'on veut lui donner
et décide ensuite sur ce qui lui paraît le meilleur. Il est
aimé des peuples.
En possédant les coeurs, il possède plus de trésors
que son père n'en avait amassé par son avarice cruelle; car
il n'y a aucune famille qui ne lui donnât tout ce qu'elle a de bien,
s'il se trouvait dans une pressante nécessité: ainsi, ce
qu'il leur laisse est plus à lui que s'il le leur ôtait. Il
n'a pas besoin de se précautionner pour la sûreté de
sa vie; car il a toujours autour de lui la plus sûre garde, qui est
l'amour des peuples. Il
n'y a aucun de ses sujets qui ne craigne de le perdre et qui ne hasardât
sa propre vie pour conserver celle d'un si bon roi. Il vit heureux, et
tout son peuple est heureux avec lui: il craint de charger trop ses peuples;
ses peuples craignent de ne lui offrir pas une assez grande partie de leurs
biens. Il les laisse dans l'abondance, et cette abondance ne les rend ni
indociles ni insolents: car ils sont laborieux, adonnés au commerce,
fermes à conserver la pureté des anciennes lois. La Phénicie
est remontée au plus haut point de sa grandeur et de sa gloire.
C'est à son jeune roi qu'elle doit tant de prospérités.
Narbal gouverne sous lui. Ô Télémaque, s'il vous voyait maintenant, avec quelle joie vous comblerait-il de présents! Quel plaisir serait-ce pour lui de vous renvoyer magnifiquement dans votre patrie! Ne suis-je pas heureux de faire ce qu'il voudrait pouvoir faire lui-même et d'aller dans l'île d'Ithaque mettre sur le trône le fils d'Ulysse, afin qu'il y règne aussi sagement que Baléazar règne à Tyr?"
Après qu'Adoam eut parlé
ainsi, Télémaque, charmé de l'histoire que ce Phénicien
venait de raconter et plus encore des marques d'amitié qu'il en
recevait dans son malheur, l'embrassa tendrement. Ensuite Adoam lui demanda
par quelle aventure il était entré dans l'île de Calypso.
Télémaque lui fit, à son tour, l'histoire de son départ
de Tyr, de son passage dans l'île de Chypre, de la manière
dont il avait retrouvé Mentor, de leur voyage en Crète, des
jeux publics pour l'élection d'un roi après la fuite d'Idoménée,
de la colère de Vénus, de leur naufrage, du plaisir avec
lequel Calypso les avait reçus, de la jalousie de cette déesse
contre une de ses nymphes, et de l'action de Mentor, qui avait jeté
son ami dans la mer, dès qu'il vit le vaisseau phénicien.
Après ces entretiens, Adoam fit
servir un magnifique repas, et, pour témoigner une plus grande joie,
il rassembla tous les plaisirs dont on pouvait jouir. Pendant le repas,
qui fut servi par de jeunes Phéniciens vêtus de blanc et couronnés
de fleurs, on brûla les plus exquis parfums de l'Orient. Tous les
bancs de rameurs étaient pleins de joueurs de flûte. Achitoas
les interrompait de temps en temps par les doux accords de sa voix et de
sa lyre, dignes d'être entendus à la table des dieux et de
ravir les oreilles d'Apollon même: Les Tritons, les
Néréides, toutes les divinités qui obéissent
à Neptune, les monstres marins mêmes sortaient de leurs grottes
humides et profondes pour venir en foule autour du vaisseau, charmés
par cette mélodie. Une troupe de jeunes Phéniciens d'une
rare beauté, et vêtus de fin lin plus blanc que la neige,
dansèrent longtemps les danses de leurs pays, puis celles d'Egypte
et enfin celles de la Grèce. De temps en temps des trompettes faisaient
retentir l'onde jusqu'aux rivages éloignés. Le silence de
la nuit, le calme de la mer, la lumière tremblante de la lune répandue
sur la face des ondes, le sombre azur du ciel semé de brillantes
étoiles, servaient à rendre ce spectacle encore plus beau.
Télémaque, d'un naturel
vif et sensible, goûtait tous ces plaisirs, mais il n'osait y livrer
son coeur. Depuis qu'il avait éprouvé avec tant de honte,
dans l'île de Calypso, combien la jeunesse est prompte à s'enflammer,
tous les plaisirs, même les plus innocents, lui faisaient peur; tout
lui était suspect. Il regardait Mentor; il cherchait sur son visage
et dans ses yeux ce qu'il devait penser de tous ces plaisirs.
Mentor était bien aise de le voir dans cet embarras, et ne faisait pas semblant de le remarquer. Enfin, touché de la modération de Télémaque, il lui dit en souriant:
- Je comprends ce que vous craignez:
vous êtes louable de cette crainte; mais il ne faut pas la pousser
trop loin. Personne ne souhaitera jamais plus que moi que vous goûtiez
des plaisirs, mais des plaisirs qui ne vous passionnent ni ne vous amollissent
point. Il vous faut des plaisirs qui vous
délassent et que vous goûtiez en vous possédant,
mais non pas des plaisirs qui vous entraînent. Je vous souhaite des
plaisirs doux et modérés, qui ne vous ôtent point la
raison et qui ne vous rendent jamais semblable à une bête
en fureur. Maintenant il est à propos de vous délasser de
toutes vos peines. Goûtez avec complaisance pour Adoam les plaisirs
qu'il vous offre; réjouissez-vous, Télémaque, réjouissez-vous.
La sagesse n'a rien d'austère ni d'affecté: c'est elle qui
donne les vrais plaisirs; elle seule les sait assaisonner pour les rendre
purs et durables. Elle sait mêler les jeux et les ris avec les occupations
graves et sérieuses; elle prépare le plaisir par le travail
et elle délasse du travail par le plaisir. La sagesse n'a point
de honte de paraître enjouée quand il le faut.
En disant ces paroles, Mentor prit une lyre et en joua avec tant d'art qu'Achitoas, jaloux, laissa tomber la sienne de dépit; ses yeux s'allumèrent, son visage troublé changea de couleur: tout le monde eût aperçu sa peine et sa honte, si la lyre de Mentor n'eût enlevé l'âme de tous les assistants. A peine osait-on respirer, de peur de troubler le silence et de perdre quelque chose de ce chant divin: on craignait toujours qu'il finirait trop tôt. La voix de Mentor n'avait aucune douceur efféminée; mais elle était flexible, forte et elle passionnait jusqu'aux moindres choses.
Il chanta d'abord les louanges de Jupiter,
père et roi des dieux et des hommes, qui, d'un signe de sa tête,
ébranle l'univers. Puis il représenta Minerve qui sort de
sa tête, c'est-à-dire la sagesse, que ce dieu forme au-dedans
de lui-même et qui sort de lui pour instruire les hommes dociles.
Mentor chanta ces vérités d'un ton si religieux et si sublime,
que toute l'assemblée crut être transportée au plus
haut de l'Olympe, à la face de Jupiter, dont les regards sont plus
perçants que son tonnerre. Ensuite il chanta le malheur du jeune
Narcisse, qui, devenant follement amoureux de sa propre beauté,
qu'il regardait sans cesse au bord d'une fontaine, se consuma lui-même
de douleur et fut changé en une fleur qui porte son nom. Enfin il
chanta aussi la funeste mort du bel Adonis,
qu'un sanglier déchira et que Vénus, passionnée pour
lui, ne put ranimer en faisant au ciel des plaintes amères.
Tous ceux qui l'écoutèrent
ne purent retenir leurs larmes, et chacun sentait je ne sais quel plaisir
en pleurant. Quand il eut cessé de chanter, les Phéniciens
étonnés se regardaient les uns et les autres. L'un disait:
"C'est Orphée:
c'est ainsi qu'avec une lyre il apprivoisait les bêtes farouches
et enlevait les bois et les rochers; c'est ainsi qu'il enchanta Cerbère,
qu'il suspendit les tourments d'Ixion et des Danaïdes et qu'il toucha
l'inexorable Pluton,
pour tirer des enfers la belle Eurydice." Un autre s'écriait: "Non,
c'est Linus, fils d'Apollon." Un autre répondit: "Vous vous trompez,
c'est Apollon lui-même." Télémaque n'était guère
moins surpris que les autres, car il n'avait jamais cru que Mentor sût,
avec tant de perfection, chanter et jouer de la lyre.
Achitoas, qui avait eu le loisir de
cacher sa jalousie, commença à donner des louanges à
Mentor; mais il rougit en le louant et il ne put achever son discours.
Mentor, qui voyait son trouble, prit la parole, comme s'il eût voulu
l'interrompre, et tâcha de le consoler en lui donnant toutes les
louanges qu'il méritait. Achitoas ne fut point consolé; car
il sentit que Mentor le surpassait encore plus par sa modestie que par
les charmes de sa voix.
Cependant Télémaque dit à Adoam:
- Je me souviens que vous m'avez parlé d'un voyage que vous fîtes dans la Bétique depuis que nous fûmes partis d'Egypte. La Bétique est un pays dont on raconte tant de merveilles qu'à peine peut-on les croire. Daignez m'apprendre si tout ce qu'on en dit est vrai.
- Je serai fort aise - répondit Adoam - de vous dépeindre ce fameux pays, digne de votre curiosité, et qui surpasse tout ce que la renommée en publie.
"Le fleuve Bétis coule dans un
pays fertile et sous un ciel doux, qui est toujours serein. Le pays a pris
le nom du fleuve, qui se jette dans le grand Océan, assez près
des Colonnes d'Hercule et de cet endroit où la mer furieuse, rompant
ses digues, sépara autrefois la terre de Tharsis d'avec la grande
Afrique. Ce pays semble avoir conservé les délices de l'âge
d'or. Les hivers y sont tièdes, et les rigoureux aquilons n'y soufflent
jamais. L'ardeur de l'été y est toujours tempérée
par des zéphyrs rafraîchissants, qui viennent adoucir l'air
vers le milieu du jour. Ainsi toute l'année n'est qu'un heureux
hymen du printemps et de l'automne, qui semblent se donner la main. La
terre, dans les vallons et dans les campagnes unies, y porte chaque année
une double moisson. Les chemins y sont bordés de lauriers, de grenadiers,
de jasmins et d'autres arbres toujours verts et toujours fleuris. Les montagnes
sont couvertes de troupeaux, qui fournissent des laines fines recherchées
de toutes les nations connues. Il y a plusieurs mines d'or et d'argent
dans ce beau pays; mais les habitants, simples et heureux dans leur simplicité,
ne daignent pas seulement compter l'or et l'argent parmi leurs richesses:
ils n'estiment que ce qui sert véritablement aux besoins de l'homme.
Quand nous avons commencé à faire notre commerce chez ces
peuples, nous avons trouvé l'or et l'argent parmi eux employés
aux mêmes usages que le fer, par exemple, pour des socs de charrue.
Comme ils ne faisaient aucun commerce au-dehors, ils n'avaient besoin d'aucune
monnaie. Ils sont presque tous bergers ou laboureurs. On voit en ce pays
peu d'artisans: car ils ne veulent souffrir que les arts qui servent aux
véritables nécessités des hommes; encore même
la plupart des hommes en ce pays, étant adonnés à
l'agriculture ou à conduire des troupeaux, ne laissent pas d'exercer
les arts nécessaires pour leur vie simple et frugale.
Les femmes filent cette belle laine,
et en font des étoffes fines d'une merveilleuse blancheur; elles
font le pain, apprêtent à manger, et ce travail leur est facile,
car on vit en ce pays de fruits ou de lait, et rarement de viande. Elles
emploient le cuir de leurs moutons à faire une légère
chaussure pour elles, pour leurs maris et pour leurs enfants; elles font
des tentes, dont les unes sont de peaux cirées et les autres d'écorce
d'arbres; elles font, elles lavent tous les habits de la famille, et tiennent
les maisons dans un ordre et une propreté admirable. Leurs habits
sont aisés à faire: car, en ce doux climat, on ne porte qu'une
pièce d'étoffe fine et légère, qui n'est point
taillée, et que chacun met à longs plis autour de son corps
pour la modestie, lui donnant la forme qu'il veut.
Les hommes n'ont d'autres arts à
exercer, outre la culture
des
terres et la conduite des troupeaux, que l'art de mettre le bois et le
fer en oeuvre; encore même ne se servent-ils guère du fer,
excepté pour les instruments nécessaires au labourage. Tous
les arts qui regardent l'architecture leur sont inutiles; car ils ne bâtissent
jamais de maison. "C'est - disent-ils - s'attacher trop à la terre,
que de s'y faire une demeure qui dure beaucoup plus que nous; il suffit
de se défendre des injures de l'air." Pour tous les autres arts
estimés chez les Grecs, chez les Egyptiens et chez tous les autres
peuples bien policés, ils les détestent, comme des inventions
de la vanité et de la mollesse."
Quand on leur parle des peuples qui
ont l'art de faire des bâtiments superbes, des meubles d'or et d'argent,
des étoffes ornées de broderies et de pierres précieuses,
des parfums exquis, des mets
délicieux, des instruments dont l'harmonie charme, ils répondent
en ces termes: "Ces peuples sont bien malheureux d'avoir employé
tant de travail et d'industrie à se corrompre eux-mêmes! Ce
superflu amollit, enivre, tourmente ceux qui le possèdent: il tente
ceux qui en sont privés de vouloir l'acquérir par l'injustice
et par la violence. Peut-on nommer bien un superflu qui ne sert qu'à
rendre les hommes mauvais? Les hommes de ces pays sont-ils plus sains et
plus robustes que nous? Vivent-ils plus longtemps? Sont-ils plus unis entre
eux? Mènent-ils une vie plus libre, plus tranquille, plus gaie?
Au contraire, ils doivent être jaloux les uns des autres, rongés
par une lâche et noire envie, toujours agités par l'ambition,
par la crainte, par l'avarice, incapables des plaisirs purs et simples,
puisqu'ils sont esclaves de tant de fausses nécessités dont
ils font dépendre tout leur bonheur."
C'est ainsi, continuait Adoam, que parlent
ces hommes sages, qui n'ont appris la sagesse qu'en étudiant la
simple nature. Ils ont horreur de notre politesse; et il faut avouer que
la leur est grande dans leur aimable simplicité. Ils vivent tous
ensemble sans partager les terres; chaque famille est gouvernée
par son chef, qui en est le véritable roi. Le père de famille
est en droit de punir chacun de ses enfants ou petits-enfants qui fait
une mauvaise action; mais, avant que de le punir, il prend les avis du
reste de la famille. Ces punitions n'arrivent presque jamais; car l'innocence
des moeurs, la bonne foi, l'obéissance et l'horreur du vice habitent
dans cette heureuse terre. Il semble qu'Astrée, qu'on dit qui est
retirée dans le ciel, est encore ici-bas cachée parmi ces
hommes. Il ne faut point de juges parmi eux, car leur propre conscience
les juge. Tous les biens sont communs: les fruits des arbres, les légumes
de la terre, le lait des troupeaux sont des richesses si abondantes, que
des peuples si sobres et si modérés n'ont pas besoin de les
partager. Chaque famille, errante dans ce beau pays, transporte ses tentes
d'un lieu en un autre, quand elle a consumé les fruits et épuisé
les pâturages de l'endroit où elle s'était mise. Ainsi,
ils n'ont point d'intérêts à soutenir les uns contre
les autres, et ils s'aiment tous d'une amour fraternelle que rien ne trouble.
C'est le retranchement des vaines richesses et des plaisirs trompeurs qui
leur conserve cette paix, cette union et cette liberté. Ils sont
tous libres et tous égaux. On ne voit parmi eux aucune distinction
que celle qui vient de l'expérience des sages vieillards ou de la
sagesse extraordinaire de quelques jeunes hommes qui égalent les
vieillards consommés en vertu. La fraude, la violence, le parjure,
les procès, les guerres ne font jamais entendre leur voix cruelle
et empestée dans ce pays chéri des dieux. Jamais le sang
humain n'a rougi cette terre; à peine y voit-on couler celui des
agneaux. Quand on parle à ces peuples de batailles sanglantes, des
rapides conquêtes, des renversements d'Etats qu'on voit dans les
autres nations, ils ne peuvent assez s'étonner. "Quoi! disent-ils,
les hommes ne sont-ils pas assez mortels, sans se donner encore les uns
aux autres une mort précipitée? La vie est si courte! Et
il semble qu'elle leur paraisse trop longue! Sont-ils sur la terre pour
se déchirer les uns les autres et pour se rendre mutuellement malheureux?"
Au reste, ces peuples de la Bétique
ne peuvent comprendre qu'on admire tant les conquérants qui subjuguent
les grands empires. "Quelle folie - disent-ils - de mettre son bonheur
à gouverner les autres hommes, dont le gouvernement donne tant de
peine, si on veut les gouverner avec raison et suivant la justice! Mais
pourquoi prendre plaisir à les gouverner malgré eux? C'est
tout ce qu'un homme sage peut faire, que de vouloir s'assujettir à
gouverner un peuple docile dont les dieux l'ont chargé, ou un peuple
qui le prie d'être comme son père et son pasteur. Mais gouverner
les peuples contre leur volonté, c'est se rendre très misérable,
pour avoir le faux honneur de les tenir dans l'esclavage. Un conquérant
est un homme que les dieux, irrités contre le genre humain, ont
donné à la terre dans leur colère, pour ravager les
royaumes, pour répandre partout l'effroi, la misère, le désespoir,
et pour faire autant d'esclaves qu'il y a d'hommes libres. Un homme qui
cherche la gloire ne la trouve-t-il pas assez en conduisant avec sagesse
ce que les dieux ont mis dans ses mains! Croit-il ne pouvoir mériter
des louanges qu'en devenant violent, injuste, hautain, usurpateur, tyrannique
sur tous ses voisins? Il ne faut jamais songer à la guerre que pour
défendre sa liberté. Heureux celui qui, n'étant point
esclave d'autrui, n'a point la folle ambition de faire d'autrui son esclave!
Ces grands conquérants, qu'on nous dépeint
avec
tant de gloire, ressemblent à ces fleuves débordés
qui paraissent majestueux, mais qui ravagent toutes les fertiles campagnes
qu'ils devraient seulement arroser."
Après qu'Adoam eut fait cette peinture de la Bétique, Télémaque, charmé, lui fit diverses questions curieuses.
- Ces peuples - lui dit-il - boivent-ils du vin?
- Ils n'ont garde d'en boire - reprit
Adoam - car ils n'ont jamais voulu en faire. Ce n'est pas qu'ils manquent
de raisins: aucune terre n'en porte de plus délicieux; mais ils
se contentent de manger le raisin comme les autres fruits, et ils craignent
le vin comme le corrupteur des hommes. "C'est une espèce de poison
- disent-ils - qui met en fureur; il ne fait pas mourir l'homme, mais il
le rend bête. Les hommes peuvent conserver leur santé et leur
force sans vin; avec le vin, ils courent risque de ruiner leur santé
et de perdre les bonnes moeurs."
Télémaque disait ensuite:
- Je voudrais bien savoir quelles lois règlent les mariages dans cette nation.
- Chaque homme - répondit Adoam
- ne peut avoir qu'une femme, et il faut qu'il la garde tant qu'elle vit.
L'honneur des hommes, en ce pays, dépend autant de leur fidélité
à l'égard de leurs femmes, que l'honneur des femmes dépend,
chez les autres peuples, de leur fidélité pour leurs maris.
Jamais peuple ne fut si honnête, ni si jaloux de la pureté.
Les femmes y sont belles et agréables, mais simples, modestes et
laborieuses. Les mariages y sont paisibles, féconds, sans tache.
Le mari et la femme semblent n'être plus qu'une seule personne en
deux corps différents. Le mari et la femme partagent ensemble tous
les soins domestiques: le mari règle toutes les affaires du dehors;
la femme se renferme dans son ménage; elle soulage son mari; elle
paraît n'être faite que pour lui plaire; elle gagne sa confiance
et le charme moins par sa beauté que par sa vertu. Ce vrai charme
de leur société dure autant que leur vie. La sobriété,
la modération et les moeurs pures de ce peuple lui donnent une vie
longue et exempte de maladies. On y voit des vieillards de cent et de six
vingt ans, qui ont encore de la gaieté et de la vigueur.
- Il me reste - ajoutait Télémaque - à savoir comment ils font pour éviter la guerre avec les autres peuples voisins.
- La nature - dit Adoam - les a séparés
des autres peuples d'un côté par la mer, et de l'autre par
de hautes montagnes du côté du nord. D'ailleurs, les peuples
voisins les respectent à cause de leur vertu. Souvent les autres
peuples, ne pouvant s'accorder entre eux, les ont pris pour juges de leurs
différends et leur ont confié les terres et les villes qu'ils
disputaient entre eux. Comme cette sage nation n'a jamais fait aucune violence,
personne ne se défie d'elle. Ils rient quand on leur parle des rois
qui ne peuvent régler entre eux les frontières de leurs Etats.
"Peut-on craindre - disent-ils - que la terre manque aux hommes? Il y en
aura toujours plus qu'ils n'en pourront cultiver. Tandis qu'il restera
des terres libres et incultes, nous ne voudrions pas même défendre
les nôtres contre des voisins qui viendraient s'en saisir. "On ne
trouve, dans tous les habitants de la Bétique, ni orgueil, ni hauteur,
ni mauvaise foi, ni envie d'étendre leur domination. Ainsi leurs
voisins n'ont jamais rien à craindre d'un tel peuple, et ils ne
peuvent espérer de s'en faire craindre; c'est pourquoi ils les laissent
en repos. Ce peuple abandonnerait son pays, ou se livrerait à la
mort, plutôt que d'accepter la servitude: ainsi il est autant difficile
à subjuguer qu'il est incapable de vouloir subjuguer les autres.
C'est ce qui fait une paix profonde entre eux et leurs voisins.
Adoam finit ce discours en racontant de quelle manière les Phéniciens faisaient leur commerce dans la Bétique.
"Ces peuples - disait-il - furent étonnés
quand ils virent venir, au travers des ondes de la mer, des hommes étrangers
qui venaient de si loin. Ils nous laissèrent fonder une ville dans
l'île de Gadès; ils nous reçurent même chez eux
avec bonté et nous firent part de tout ce qu'ils avaient, sans vouloir
de nous aucun payement. De plus, il nous offrirent de nous donner libéralement
tout ce qu'il leur resterait de leurs laines, après qu'ils en auraient
fait leur provision pour leur usage; et en effet, ils nous en envoyèrent
un riche présent. C'est un plaisir pour eux que de donner aux étrangers
leur superflu.
Pour leurs mines, ils n'eurent aucune
peine à nous les abandonner; elles leur étaient inutiles.
Il leur paraissait que les hommes n'étaient guère sages d'aller
chercher, par tant de travaux, dans les entrailles de la terre, ce qui
ne peut les rendre heureux ni satisfaire à aucun vrai besoin. "Ne
creusez point - nous disaient-ils - si avant dans la terre: contentez-vous
de la labourer; elle vous donnera de véritables biens qui vous nourriront;
vous en tirerez des fruits qui valent mieux que l'or et que l'argent, puisque
les hommes ne veulent de l'or et de l'argent que pour en acheter les aliments
qui soutiennent leur vie."
Nous avons souvent voulu leur apprendre
la navigation et mener
les jeunes hommes de leur pays dans la Phénicie; mais ils n'ont
jamais voulu que leurs enfants apprissent
à vivre comme nous. "Ils apprendraient - nous disaient-ils - à
avoir besoin de toutes les choses qui vous sont devenues nécessaires:
ils voudraient les avoir; ils abandonneraient la vertu pour les obtenir
par de mauvaises industries. Ils deviendraient comme un homme qui a de
bonnes jambes, et qui, perdant l'habitude de marcher, s'accoutume enfin
au besoin d'être toujours porté comme un malade." Pour la
navigation, ils l'admirent à cause de l'industrie de cet art; mais
ils croient que c'est un art pernicieux. "Si ces gens-là - disent-ils
- ont suffisamment en leur pays ce qui est nécessaire à la
vie, que vont-ils chercher en un autre? Ce qui suffit aux besoins de la
nature ne leur suffit-il pas? Ils mériteraient de faire naufrage,
puisqu'ils cherchent la mort au milieu des tempêtes, pour assouvir
l'avarice des marchands et pour flatter les passions des autres hommes."
Télémaque était
ravi d'entendre ces discours d'Adoam, et il se réjouissait qu'il
y eût encore au monde un peuple qui, suivant la droite nature,
fût
si
sage et si heureux tout ensemble. "Ô combien ces moeurs - disait-il
- sont-elles éloignées des moeurs vaines et ambitieuses des
peuples qu'on croit les plus sages! Nous sommes tellement gâtés,
qu'à peine pouvons-nous croire que cette simplicité si naturelle
puisse être véritable. Nous regardons les moeurs de ce peuple
comme une belle fable, et il doit regarder les nôtres comme un songe
monstrueux."