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Cinquième livre. |
Télémaque
explique les questions laissées par Minos dans le livre de ses loix.
Sommaire de l'édition dite de
Versailles (1824) - Suite du récit de Télémaque.
Richesse et fertilité de l'île de Crète; moeurs
de ses habitants, et leur prospérité sous les sages lois
de
Minos.
Télémaque, à son arrivée dans l'île,
apprend qu'Idoménée, qui en était roi, vient de sacrifier
son fils unique, pour accomplir un voeu indiscret; que les Crétois,
pour venger le sang du fils, ont réduit le père à
quitter leur pays: qu'après de longues incertitudes, ils sont actuellement
assemblés afin d'élire un autre roi. Télémaque,
admis dans cette assemblée, y remporte les prix à divers
jeux, et résout
avec
une rare sagesse plusieurs questions morales et politiques proposées
aux concurrents par les vieillards, juges de l'île. Le premier de
ces vieillards, frappé de la sagesse de ce jeune étranger,
propose à l'assemblée de le couronner roi, et la proposition
est accueillie de tout le peuple avec de vives acclamations. Cependant
Télémaque refuse de régner sur les Crétois,
préférant
la
pauvre Ithaque à la gloire et à l'opulence du royaume de
Crète. Il propose d'élire Mentor, qui refuse aussi le diadème;
l'assemblée
pressant Mentor de choisir pour toute la nation, il rapporte ce qu'il
vient d'apprendre des vertus d'Aristodème, et décide aussitôt
l'assemblée à le proclamer roi. Bientôt après,
Mentor et Télémaque s'embarquent sur un vaisseau crétois
pour retourner à Ithaque. Alors Neptune,
pour consoler Vénus
irritée, suscite une horrible tempête, qui brise leur vaisseau.
Ils échappent à ce danger en
s'attachant aux débris du mât, qui, poussé par
les flots, les fait aborder à l'île de Calypso.
Après
que nous eûmes admiré ce spectacle, nous commençâmes
à découvrir les montagnes de Crète,
que nous avions encore assez de peine à distinguer des nuées
du ciel et des flots de la mer. Bientôt nous
vîmes le sommet du mont Ida qui s'élève au-dessus
des autres montagnes de l'île, comme un vieux cerf dans une forêt
porte son bois rameux au-dessus des têtes de jeunes faons dont il
est suivi. Peu à peu nous vîmes plus distinctement
les côtes de cette île, qui se présentaient à
nos yeux comme un amphithéâtre. Autant la terre de Chypre
nous avait paru négligée et inculte, autant celle de Crète
se montrait fertile et ornée de tous les fruits par le travail de
ses habitants. De tous côtés, nous remarquions des villages
bien bâtis, des bourgs qui égalaient des villes, et des villes
superbes. Nous ne trouvions aucun champ où la main du diligent laboureur
ne fût imprimée; partout la charrue avait laissé de
creux sillons: les ronces, les épines, et toutes les plantes qui
occupent inutilement la terre sont inconnues en ce pays. Nous considérions
avec plaisir les creux vallons où les troupeaux de boeufs mugissaient
dans les gras herbages, le long des ruisseaux; les moutons paissant
sur le penchant d'une colline; les vastes campagnes couvertes de jaunes
épis, riches dons de la féconde Cérès;
enfin les montagnes ornées de pampre et de grappes d'un raisin déjà
coloré, qui promettait aux vendangeurs les doux présents
de Bacchus
pour charmer les soucis des hommes.
Mentor nous dit qu'il avait été
autrefois en Crète, et il nous expliqua ce qu'il en connaissait.
"Cette île - disait-il - admirée de tous les étrangers,
et fameuse par ses cent villes, nourrit sans peine tous ses habitants,
quoiqu'ils soient innombrables. C'est que la terre ne se lasse jamais de
répandre ses biens sur ceux qui la cultivent; son sein fécond
ne peut s'épuiser. Plus il y a d'hommes dans un pays, pourvu qu'ils
soient laborieux, plus
ils jouissent de l'abondance. Ils n'ont jamais besoin d'être
jaloux les uns des autres: la terre, cette bonne mère, multiplie
ses dons selon le nombre de ses enfants qui méritent ses fruits
par leur travail. L'ambition et l'avarice des hommes sont les seules sources
de leur malheur: les hommes veulent tout avoir, et ils se rendent malheureux
par le désir du superflu; s'ils voulaient vivre simplement et se
contenter de satisfaire aux vrais besoins, on verrait partout l'abondance,
la joie, la paix et l'union.
C'est ce que Minos,
le plus sage et le meilleur de tous les rois, avait compris. Tout ce que
vous verrez de plus merveilleux dans cette île est le fruit de ses
lois. L'éducation qu'il faisait donner aux enfants rend les corps
sains et robustes: on les accoutume d'abord à une vie simple, frugale
et laborieuse; on suppose que toute volupté amollit le corps et
l'esprit; on ne leur propose jamais d'autre plaisir que celui d'être
invincibles par la vertu et d'acquérir beaucoup de gloire. On ne
met pas seulement ici le courage à mépriser la mort dans
les dangers de la guerre, mais encore à fouler aux pieds les trop
grandes richesses et les plaisirs honteux. Ici on punit trois vices qui
sont impunis chez les autres peuples: l'ingratitude, la dissimulation et
l'avarice.
Pour le faste et la mollesse, on n'a
jamais besoin de les réprimer, car ils sont inconnus en Crète.
Tout le monde y travaille, et personne ne songe à s'y enrichir;
chacun se croit assez payé de son travail par une vie douce et réglée,
où l'on jouit en paix et avec abondance de tout ce qui est véritablement
nécessaire à la vie. On n'y souffre ni meubles précieux,
ni habits magnifiques, ni festins délicieux, ni palais dorés.
Les habits sont de laine fine et de belles couleurs, mais tout unis et
sans broderie. Les repas y sont sobres; on y boit peu de vin: le bon pain
en fait la principale partie, avec les fruits que les arbres offrent comme
d'eux-mêmes, et le lait des troupeaux. Tout au plus on y mange un
peu de grosse viande sans ragoût; encore même a-t-on soin de
réserver ce qu'il y a de meilleur dans les grands troupeaux de boeufs
pour faire fleurir l'agriculture. Les maisons y sont propres, commodes,
riantes, mais sans ornements. La superbe architecture n'y est pas ignorée;
mais elle est réservée pour les temples des dieux, et les
hommes n'oseraient avoir des maisons semblables à celles des immortels.
Les grands biens des Crétois sont la santé, la force, le
courage, la paix et l'union des familles, la liberté de tous les
citoyens, l'abondance des choses nécessaires, le mépris des
superflues, l'habitude du travail et l'horreur de l'oisiveté, l'émulation
pour la vertu, la soumission aux lois, et la crainte des justes dieux."
Je lui demandai en quoi consistait l'autorité
du roi; et il me répondit: "Il peut tout sur les peuples; mais les
lois peuvent tout sur lui. Il a une puissance absolue pour faire le bien,
et les mains liées dès qu'il veut faire le mal. Les lois
lui confient les peuples comme le plus précieux de tous les dépôts,
à condition qu'il sera le père de ses sujets. Elles veulent
qu'un seul homme serve, par sa sagesse et par sa modération, à
la félicité de tant d'hommes; et non pas que tant d'hommes
servent, par leur misère et par leur servitude lâche, à
flatter l'orgueil et la mollesse d'un seul homme. Le roi ne doit rien avoir
au-dessus des autres, excepté ce qui est nécessaire ou pour
le soulager dans ses pénibles fonctions, ou pour imprimer aux peuples
le respect de celui qui doit soutenir les lois. D'ailleurs, le roi doit
être plus sobre, plus ennemi de la mollesse, plus exempt de faste
et de hauteur qu'aucun autre. Il ne doit point avoir plus de richesses
et de plaisirs, mais plus de sagesse, de vertu et de gloire que le reste
des hommes. Il doit être au-dehors le défenseur de la patrie,
en commandant les armées, et, au-dedans, le juge des peuples, pour
les rendre bons, sages et heureux. Ce n'est point pour lui-même que
les dieux l'ont fait roi; il ne l'est que pour être l'homme des peuples:
c'est aux peuples qu'il doit tout son temps, tous ses soins, toute son
affection, et il n'est digne de la royauté qu'autant qu'il s'oublie
lui-même pour se sacrifier au bien public. Minos
n'a voulu que ses enfants régnassent
après lui qu'à condition qu'ils régneraient suivant
ces maximes: il aimait encore plus son peuple que sa famille. C'est par
une telle sagesse qu'il a rendu la Crète si puissante et si heureuse;
c'est par cette modération qu'il a effacé la gloire de tous
les conquérants qui veulent faire servir les peuples à leur
propre grandeur, c'est-à-dire à leur vanité; enfin,
c'est par sa justice qu'il a mérité d'être aux enfers
le souverain juge des morts."
Pendant que Mentor faisait ce discours,
nous abordâmes dans l'île. Nous
vîmes le fameux labyrinthe, ouvrage des mains de l'ingénieux
Dédale, et qui était une imitation du grand labyrinthe que
nous avions vu en Egypte. Pendant que nous considérions ce curieux
édifice, nous vîmes le peuple qui couvrait le rivage et qui
accourait en foule dans un lieu assez voisin du bord de la mer. Nous demandâmes
la cause de leur empressement; et voici ce qu'un Crétois, nommé
Nausicrate, nous raconta:
"Idoménée, fils de Deucalion
et petit-fils de Minos - dit-il - était allé, comme les autres
rois de la Grèce, au siège de Troie. Après la ruine
de cette ville, il fit voile pour revenir en Crète; mais la tempête
fut si violente, que le pilote de son vaisseau et tous les autres qui étaient
expérimentés dans la navigation crurent que leur naufrage
était inévitable. Chacun avait la mort devant les yeux, chacun
voyait les abîmes ouverts pour l'engloutir; chacun déplorait
son malheur, n'espérant pas même le triste repos des ombres
qui traversent le Styx
après
avoir reçu la sépulture. Idoménée, levant les
yeux et les mains vers le ciel, invoquait Neptune:
"Ô puissant dieu - s'écriait-il - toi qui tiens l'empire des
ondes, daigne écouter un malheureux! Si tu me fais revoir l'île
de Crète, malgré la fureur des vents, je t'immolerai la première
tête qui se présentera à mes yeux."
Cependant son fils, impatient de revoir
son père, se hâtait d'aller au-devant de lui pour l'embrasser:
malheureux, qui ne savait pas que c'était courir à sa perte!
Le père, échappé à la tempête, arrivait
dans le port désiré; il remerciait Neptune d'avoir écouté
ses voeux: mais bientôt il sentit combien ses voeux lui étaient
funestes. Un pressentiment de son malheur lui donnait un cuisant repentir
de son voeu indiscret; il craignait d'arriver parmi les siens, et il appréhendait
de revoir ce qu'il avait de plus cher au monde. Mais la cruelle Némésis,
déesse impitoyable, qui veille pour punir les hommes, et surtout
les rois orgueilleux, poussait d'une main fatale et invisible Idoménée.
Il arrive;
à peine ose-t-il
lever les yeux: il voit son fils: il recule, saisi d'horreur. Ses yeux
cherchent, mais en vain, quelque autre tête moins chère qui
puisse lui servir de victime.
Cependant le fils se jette à
son cou et est tout étonné que son père réponde
si mal à sa tendresse; il le voit fondant en larmes. "Ô mon
père - dit-il - d'où vient cette tristesse? Après
une si longue absence, êtes-vous fâché de vous revoir
dans votre royaume et de faire la joie de votre fils? Qu'ai-je fait? Vous
détournez vos yeux de peur de me voir!" Le père, accablé
de douleur, ne répondit rien. Enfin, après de profonds soupirs,
il dit: "Ô Neptune, que t'ai-je promis! A quel prix m'as-tu garanti
du naufrage! Rends-moi aux vagues et aux rochers, qui devaient, en me brisant,
finir ma triste vie; laisse vivre mon fils! Ô dieu cruel! tiens,
voilà mon sang, épargne le sien". En parlant ainsi, il tira
son épée pour se percer; mais ceux qui étaient autour
de lui arrêtèrent sa main.
Le vieillard Sophronyme, interprète
des volontés des dieux, lui assura qu'il pouvait contenter Neptune
sans donner la mort à son fils. "Votre promesse - disait-il - a
été imprudente: les dieux ne veulent point être honorés
par la cruauté; gardez-vous bien d'ajouter à la faute de
votre promesse celle de l'accomplir contre les lois de la nature: offrez
cent taureaux plus blancs que la neige à Neptune; faites couler
leur sang autour de son autel couronné de fleurs; faites fumer un
doux encens en l'honneur de ce dieu."
Idoménée écoutait
ce discours la tête baissée et sans répondre: la fureur
était allumée dans ses yeux; son visage, pâle et défiguré,
changeait à tout moment de couleur; on voyait ses membres tremblants.
Cependant son fils lui disait: "Me voici, mon père; votre fils est
prêt à mourir pour apaiser le dieu; n'attirez pas sur vous
sa colère: je meurs content, puisque ma mort vous aura garanti de
la vôtre. Frappez, mon père; ne craignez point de trouver
en moi un fils indigne de vous, qui craigne de mourir."
En ce moment Idoménée,
tout hors de lui, et comme déchiré par les Furies
infernales, surprend tous ceux qui l'observent de près: il enfonce
son épée dans le coeur de cet enfant; il la retire toute
fumante et pleine de sang, pour la plonger dans ses propres entrailles;
il est encore une fois retenu par ceux qui l'environnent. L'enfant tombe
dans son sang: ses yeux se couvrent des ombres de la mort; il les entrouvre
à la lumière; mais à peine l'a-t-il trouvée,
qu'il ne peut plus la supporter. Tel qu'un beau lis au milieu des champs,
coupé dans sa racine par le tranchant de la charrue, languit et
ne se soutient plus; il n'a point encore perdu cette vive blancheur et
cet éclat qui charme les yeux; mais la terre ne le nourrit plus,
et sa vie est éteinte: ainsi le fils d'Idoménée, comme
une jeune et tendre fleur, est cruellement moissonné dès
son premier âge. Le père, dans l'excès de sa douleur,
devient insensible; il ne sait où il est, ni ce qu'il a fait, ni
ce qu'il doit faire; il marche chancelant vers la ville, et demande son
fils.
Cependant le peuple, touché de
compassion pour l'enfant et d'horreur pour l'action barbare du père,
s'écrie que les dieux justes l'ont livré aux Furies. La fureur
leur fournit des armes; ils prennent des bâtons et des pierres, la
Discorde souffle dans tous les coeurs un venin mortel. Les Crétois,
les sages Crétois, oublient la sagesse qu'ils ont tant aimée:
ils ne reconnaissent plus le petit-fils du sage Minos. Les amis d'Idoménée
ne trouvent plus de salut pour lui qu'en le ramenant vers ses vaisseaux:
ils s'embarquent avec lui, ils fuient à la merci des ondes. Idoménée,
revenant à soi, les remercie de l'avoir arraché d'une terre
qu'il a arrosée du sang de son fils et qu'il ne saurait plus habiter.
Les vents les conduisent vers l'Hespérie, et ils vont chercher un
nouveau royaume dans le pays des Salentins.
Cependant les Crétois, n'ayant
plus de roi pour les gouverner, ont résolu d'en choisir un qui conserve
dans leur pureté les lois établies. Voici les mesures qu'ils
ont prises pour faire ce choix. Tous les principaux citoyens des cent villes
sont assemblés ici. On a déjà commencé par
des sacrifices; on a assemblé tous les sages les plus fameux des
pays voisins, pour examiner la sagesse de ceux qui paraîtront dignes
de commander. On a préparé des jeux publics, où tous
les prétendants combattent; car on veut donner pour prix la royauté
à celui qu'on jugera vainqueur de tous les autres, et pour l'esprit
et pour le corps. On veut un roi dont le corps soit fort et adroit, et
dont l'âme soit ornée de la sagesse et de la vertu. On appelle
ici tous les étrangers."
Après nous avoir raconté toute cette histoire étonnante, Nausicrate nous dit:
"Hâtez-vous donc, ô étrangers, de venir dans notre assemblée: vous combattrez avec les autres, et, si les dieux destinent la victoire à l'un de vous deux, il régnera en ce pays."
Nous le suivîmes, sans aucun désir de vaincre, mais par la seule curiosité de voir une chose si extraordinaire.
Nous arrivâmes à une espèce
de cirque très vaste, environné d'une épaisse forêt:
le milieu du cirque était une arène préparée
pour les combattants; elle était bordée par un grand amphithéâtre
d'un gazon frais sur lequel était assis et rangé un peuple
innombrable. Quand nous arrivâmes, on nous reçut avec honneur;
car les Crétois sont les peuples du monde qui exercent le plus noblement
et avec le plus de religion l'hospitalité. On nous fit asseoir et
on nous invita à combattre. Mentor s'en excusa sur son âge,
et Hasaël, sur sa faible santé. Ma jeunesse et ma vigueur m'ôtaient
toute excuse; je jetai néanmoins un coup d'oeil sur Mentor pour
découvrir sa pensée, et j'aperçus qu'il souhaitait
que
je combattisse. J'acceptai donc l'offre qu'on me faisait: je me dépouillai
de mes habits; on fit couler des flots d'huile douce et luisante sur tous
les membres de mon corps; et je me mêlai parmi les combattants. On
dit de tous côtés que c'était le fils d'Ulysse, qui
était venu pour tâcher de remporter les prix, et plusieurs
Crétois, qui avaient été à Ithaque pendant
mon enfance, me reconnurent.
Le premier combat fut celui de la lutte.
Un Rhodien d'environ trente-cinq ans surmonta tous les autres qui osèrent
se présenter à lui. Il était encore dans toute la
vigueur de la jeunesse: ses bras étaient nerveux et bien nourris;
au moindre mouvement qu'il faisait, on voyait tous ses muscles; il était
également souple et fort. Je ne lui parus pas digne d'être
vaincu, et, regardant avec pitié ma tendre jeunesse, il voulut se
retirer: mais je me présentai à lui. Alors nous nous saisîmes
l'un l'autre; nous nous serrâmes à perdre la respiration.
Nous étions épaule contre épaule, pied contre pied,
tous les nerfs tendus, et les bras entrelacés comme des serpents,
chacun s'efforçant d'enlever de terre son ennemi. Tantôt il
essayait de me surprendre en me poussant du côté droit; tantôt
il s'efforçait de me pencher du côté gauche. Pendant
qu'il me tâtait ainsi, je le poussai avec tant de violence, que ses
reins plièrent: il tomba sur l'arène et m'entraîna
sur lui. En vain il tâche de me mettre dessous; je le tins
immobile sous moi; tout le peuple cria: "Victoire au fils d'Ulysse!" Et
j'aidai au Rhodien confus à se relever.
Le combat du ceste fut plus difficile. Le fils d'un riche citoyen de Samos avait acquis une haute réputation dans ce genre de combats. Tous les autres lui cédèrent; il n 'y eut que moi qui espérai la victoire. D'abord il me donna dans la tête, et puis dans l'estomac, des coups qui me firent vomir le sang et qui répandirent sur mes yeux un épais nuage. Je chancelai; il me pressait, et je ne pouvais plus respirer: mais je fus ranimé par la voix de Mentor, qui me criait: "Ô fils d'Ulysse, seriez-vous vaincu!"
La colère me donna de nouvelles forces; j'évitai plusieurs coups dont j'aurais été accablé. Aussitôt que le Samien m'avait porté un faux coup et que son bras s'allongeait en vain, je le surprenais dans cette posture penchée. Déjà il reculait, quand je haussai mon ceste pour tomber sur lui avec plus de force: il voulut esquiver et, perdant l'équilibre, il me donna le moyen de le renverser.
A peine fut-il étendu par terre,
que je lui tendis la main pour le relever. Il se redressa lui-même,
couvert de poussière et de sang: sa honte fut extrême; mais
il n'osa renouveler le combat.
Aussitôt on commença les
courses de chariots, que l'on distribua au sort. Le mien se trouva le moindre
pour la légèreté des roues et pour la vigueur des
chevaux. Nous partons: un nuage de poussière vole et couvre le ciel.
Au commencement, je laissai les autres passer devant moi. Un jeune Lacédémonien,
nommé Crantor, laissait d'abord tous les autres derrière
lui. Un Crétois nommé Polyclète, le suivait de près.
Hippomaque, parent d'Idoménée, qui aspirait à lui
succéder, lâchant les rênes à ses chevaux fumants
de sueur, était tout penché sur leurs crins flottants; et
le mouvement des roues de son chariot était si rapide, qu'elles
paraissaient immobiles comme les ailes d'un aigle qui fend les airs. Mes
chevaux s'animèrent et se mirent peu à peu en haleine; je
laissai loin derrière moi presque tous ceux qui étaient partis
avec tant d'ardeur. Hippomaque, parent d'Idoménée, poussant
trop ses chevaux, le plus vigoureux s'abattit, et ôta, par sa chute,
à son maître l'espérance de régner. Polyclète,
se penchant trop sur ses chevaux, ne put se tenir ferme dans une secousse;
il tomba: les rênes lui échappèrent, et il fut trop
heureux de pouvoir éviter la mort. Crantor, voyant avec des yeux
pleins d'indignation que j'étais tout auprès de lui, redoubla
son ardeur: tantôt il invoquait les dieux et leur promettait de riches
offrandes; tantôt il parlait à ses chevaux pour les animer.
Il craignait que je ne passasse
entre
la borne et lui; car mes chevaux, mieux ménagés que les siens,
étaient en état de le devancer: il ne lui restait plus d'autre
ressource que celle de me fermer le passage. Pour y réussir, il
hasarda de se briser contre la borne; il y brisa effectivement sa roue.
Je ne songeai qu'à faire promptement le tour, pour n'être
pas engagé dans son désordre, et il me vit un moment après
au bout de la carrière. Le peuple s'écria encore une fois:
"Victoire au fils d'Ulysse! C'est lui que les dieux destinent à
régner sur nous."
Cependant les plus illustres et les
plus sages d'entre les Crétois nous conduisirent dans un bois antique
et sacré, reculé de la vue des hommes profanes, où
les vieillards que Minos avait établis juges du peuple et gardes
des lois nous assemblèrent. Nous étions les mêmes qui
avions combattu dans les jeux; nul autre ne fut admis. Les sages ouvrirent
le livre où toutes les lois de Minos sont recueillies. Je me sentis
saisi de respect et de honte, quand j'approchai de ces vieillards, que
l'âge rendait vénérables sans leur ôter la vigueur
de l'esprit. Ils étaient assis avec ordre, et immobiles dans leurs
places: leurs cheveux étaient blancs; plusieurs n'en avaient presque
plus. On voyait reluire sur leurs visages graves une sagesse douce et tranquille,
ils ne se pressaient point de parler; ils ne disaient que ce qu'ils avaient
résolu de dire. Quand ils étaient d'avis différents,
ils étaient si modérés à soutenir ce qu'ils
pensaient de part et d'autre, qu'on aurait cru qu'ils étaient tous
d'une même opinion. La longue expérience des choses passées
et l'habitude du travail leur donnait de grandes vues sur toutes choses:
mais ce qui perfectionnait le plus leur raison, c'était le calme
de leur esprit délivré des folles passions et des caprices
de la jeunesse. La sagesse toute seule agissait en eux, et le fruit de
leur longue vertu était d'avoir si bien dompté leurs humeurs,
qu'ils goûtaient sans peine le doux et noble plaisir d'écouter
la raison. En les admirant, je souhaitai que ma vie pût
s'accourcir
pour arriver tout à coup à une si estimable vieillesse. Je
trouvais la jeunesse malheureuse d'être si impétueuse et si
éloignée de cette vertu si éclairée et si tranquille.
Le premier d'entre ces vieillards ouvrit
le livre des lois de Minos. C'était un grand livre qu'on tenait
d'ordinaire renfermé dans une cassette d'or avec des parfums. Tous
ces vieillards le baisèrent avec respect; car ils disent qu'après
les dieux, de qui les bonnes lois viennent, rien ne doit être si
sacré aux hommes que les lois destinées à les rendre
bons, sages et heureux. Ceux qui ont dans leurs mains les lois pour gouverner
les peuples doivent toujours se laisser gouverner eux-mêmes par les
lois. C'est la loi, et non pas l'homme, qui doit régner. Tel est
le discours de ces sages. Ensuite, celui qui présidait proposa trois
questions, qui devaient être décidées par les maximes
de Minos.
La première question est de savoir qui est le plus libre de tous les hommes. Les uns répondirent que c'était un roi qui avait sur son peuple un empire absolu et qui était victorieux de tous ses ennemis. D'autres soutinrent que c'était un homme si riche, qu'il pouvait contenter tous ses désirs. D'autres dirent que c'était un homme qui ne se mariait point, et qui voyageait pendant toute sa vie en divers pays, sans être jamais assujetti aux lois d'aucune nation. D'autres s'imaginèrent que c'était un Barbare, qui, vivant de sa chasse au milieu des bois, était indépendant de toute police et de tout besoin. D'autres crurent que c'était un homme nouvellement affranchi, parce qu'en sortant des rigueurs de la servitude il jouissait plus qu'aucun autre des douceurs de la liberté. D'autres enfin s'avisèrent de dire que c'était un homme mourant, parce que la mort le délivrait de tout et que tous les hommes ensemble n'avaient plus aucun pouvoir sur lui. Quand mon rang fut venu, je n'eus pas de peine à répondre, parce que je n'avais pas oublié ce que Mentor m'avait dit souvent.
"Le plus libre de tous les hommes - répondis-je - est celui qui peut être libre dans l'esclavage même. En quelque pays et en quelque condition qu'on soit, on est très libre, pourvu qu'on craigne les dieux et qu'on ne craigne qu'eux. En un mot, l'homme véritablement libre est celui qui, dégagé de toute crainte et de tout désir, n'est soumis qu'aux dieux et à sa raison."
Les vieillards s'entre-regardèrent
en souriant et furent surpris de voir que ma réponse fût précisément
celle de Minos.
Ensuite on proposa la seconde question en ces termes: "Quel est le plus malheureux de tous les hommes?"
Chacun disait ce qui lui venait dans
l'esprit. L'un disait: "C'est un homme qui n'a ni biens, ni santé,
ni honneur." Un autre disait: "C'est un homme qui n'a aucun ami." D'autres
soutenaient que c'est un homme qui a des enfants ingrats et indignes de
lui. Il vint un sage de l'île de Lesbos, qui dit: "Le plus malheureux
de tous les hommes est celui qui croit l'être; car le malheur dépend
moins des choses qu'on souffre que de l'impatience avec laquelle on augmente
son malheur!"
A ces mots, toute l'assemblée se récria; on applaudit, et chacun crut que ce sage Lesbien remporterait le prix sur cette question. Mais on me demanda ma pensée, et je répondis, suivant les maximes de Mentor:
"Le plus malheureux de tous les hommes est un roi qui croit être heureux en rendant les autres hommes misérables. Il est doublement malheureux par son aveuglement; ne connaissant pas son malheur, il ne peut s'en guérir; il craint même de le connaître. La vérité ne peut percer la foule des flatteurs pour aller jusqu'à lui. Il est tyrannisé par ses passions; il ne connaît point ses devoirs; il n'a jamais goûté le plaisir de faire le bien, ni senti les charmes de la pure vertu. Il est malheureux et digne de l'être: son malheur augmente tous les jours; il court à sa perte, et les dieux se préparent à le confondre par une punition éternelle."
Toute l'assemblée avoua que j'avais
vaincu le sage Lesbien, et les vieillards déclarèrent que
j'avais rencontré le vrai sens de Minos.
Pour la troisième question, on demanda lequel des deux est préférable: d'un côté, un roi conquérant et invincible dans la guerre; de l'autre, un roi sans expérience de la guerre, mais propre à policer sagement les peuples dans la paix.
La plupart répondirent que le roi invincible dans la guerre était préférable. "A quoi sert - disaient-ils - d'avoir un roi qui sache bien gouverner en paix, s'il ne sait pas défendre le pays quand la guerre vient? Les ennemis le vaincront et réduiront son peuple en servitude." D'autres soutenaient, au contraire, que le roi pacifique serait meilleur, parce qu'il craindrait la guerre et l'éviterait par ses soins. D'autres disaient qu'un roi conquérant travaillerait à la gloire de son peuple aussi bien qu'à la sienne et qu'il rendrait ses sujets maîtres des autres nations, au lieu qu'un roi pacifique les tiendrait dans une honteuse lâcheté.
On voulut savoir mon sentiment.
Je répondis ainsi:
"Un roi qui ne sait gouverner que dans
la paix ou dans la guerre, et qui n'est pas capable de conduire son peuple
dans ces deux états, n'est qu'à demi roi. Mais si vous comparez
un roi qui ne sait que la guerre à un roi sage, qui, sans savoir
la guerre, est capable de la soutenir dans le besoin par ses généraux,
je le trouve préférable à l'autre. Un roi entièrement
tourné à la guerre voudrait toujours la faire. Pour étendre
sa domination et sa gloire propre il ruinerait ses peuples. A quoi sert-il
à un peuple que son roi subjugue d'autres nations, si on est malheureux
sous son règne? D'ailleurs les longues guerres entraînent
toujours après elles beaucoup de désordres: les victorieux
mêmes se dérèglent pendant ces temps de confusion.
Voyez ce qu'il en coûte à la Grèce pour avoir triomphé
de Troie: elle a été privée de ses rois pendant plus
de dix ans. Lorsque tout est en feu par la guerre, les lois, l'agriculture,
les arts languissent. Les meilleurs princes mêmes, pendant qu'ils
ont une guerre à soutenir, sont contraints de faire le plus grand
des maux, qui est de tolérer la licence et de se servir des méchants:
combien y a-t-il de scélérats qu'on punirait pendant la paix,
et dont on a besoin de récompenser l'audace dans les désordres
de la guerre! Jamais aucun peuple n'a eu un roi conquérant, sans
avoir beaucoup à souffrir de son ambition. Un conquérant,
enivré de sa gloire, ruine presque autant sa nation victorieuse
que les nations vaincues. Un prince qui n'a point les qualités nécessaires
pour la paix ne peut faire goûter à ses sujets les fruits
d'une guerre heureusement finie: il est comme un homme qui défendrait
son champ contre son voisin et qui usurperait celui du voisin même,
mais qui ne saurait ni labourer ni semer pour recueillir aucune moisson.
Un tel homme semble né pour détruire, pour ravager, pour
renverser le monde, et non pour rendre un peuple heureux par un sage gouvernement.
Venons
maintenant au roi pacifique. Il
est vrai qu'il n'est pas propre à de grandes conquêtes,
c'est-à-dire qu'il n'est pas né pour troubler le bonheur
de son peuple en voulant vaincre les autres peuples que la justice ne lui
a pas soumis: mais, s'il est véritablement propre à gouverner
en paix, il a toutes les qualités nécessaires pour mettre
son peuple en sûreté contre ses ennemis. Voici comment: il
est juste, modéré et commode à l'égard de ses
voisins; il n'entreprend jamais contre eux aucun dessein qui puisse troubler
sa paix; il est fidèle dans ses alliances. Ses alliés l'aiment,
ne le craignent point et ont une entière confiance en lui. S'il
y a quelque voisin inquiet, hautain et ambitieux, tous les autres rois
voisins, qui craignent ce voisin inquiet et qui n'ont aucune jalousie du
roi pacifique, se joignent à ce bon roi pour l'empêcher d'être
opprimé. Sa probité, sa bonne foi, sa modération le
rendent l'arbitre de tous les Etats qui environnent le sien. Pendant que
le roi entreprenant
est odieux à tous les autres et sans cesse exposé à
leurs ligues, celui-ci a la gloire d'être comme le père et
le tuteur de tous les autres rois. Voilà les avantages qu'il a au-dehors.
Ceux dont il jouit au-dedans sont encore plus solides. Puisqu'il est propre
à gouverner en paix, je dois supposer qu'il gouverne par les plus
sages lois. Il retranche le faste, la mollesse et tous les arts qui ne
servent qu'à flatter les vices; il fait fleurir les autres arts,
qui sont utiles aux véritables besoins de la vie: surtout il applique
ses sujets à l'agriculture. Par là, il les met dans l'abondance
des choses nécessaires. Ce peuple laborieux, simple dans ses moeurs,
accoutumé à vivre de peu, gagnant facilement sa vie par la
culture de ses terres, se multiplie à l'infini. Voilà dans
ce royaume un peuple innombrable, mais un peuple sain, vigoureux, robuste,
qui n'est point amolli par les voluptés, qui est exercé à
la vertu, qui n'est point attaché aux douceurs d'une vie lâche
et délicieuse, qui sait mépriser la mort, qui aimerait mieux
mourir que de perdre cette liberté, qu'il goûte sous un sage
roi appliqué à ne régner que pour faire régner
la raison.
Qu'un
conquérant voisin attaque ce peuple, il ne le trouvera peut-être
pas assez accoutumé à camper, à se ranger en bataille,
ou à dresser des machines pour assiéger une ville; mais il
le trouvera invincible par sa multitude, par son courage, par sa patience
dans les fatigues, par son habitude de souffrir la pauvreté, par
sa vigueur dans les combats, et par une vertu que les mauvais succès
mêmes ne peuvent abattre. D'ailleurs, si le roi n'est point assez
expérimenté pour commander lui-même ses armées,
il les fera commander par des gens qui en seront capables, et il saura
s'en servir sans perdre son autorité. Cependant il tirera du secours
de ses alliés; ses sujets aimeront mieux mourir que de passer sous
la domination d'un autre roi violent et injuste; les dieux mêmes
combattront pour lui. Voyez quelles ressources il aura au milieu des plus
grands périls. Je conclus donc que le roi pacifique qui ignore la
guerre est un roi très imparfait, puisqu'il ne sait point remplir
une de ses plus grandes fonctions, qui est de vaincre ses ennemis; mais
j'ajoute qu'il est néanmoins infiniment supérieur au roi
conquérant qui manque des qualités nécessaires dans
la paix et qui n'est propre qu'à la guerre."
Le premier de ces vieillards s'écria:
"Je vois l'accomplissement d'un oracle
d'Apollon,
connu dans toute notre île. Minos avait consulté le dieu,
pour savoir combien de temps sa race régnerait, suivant les lois
qu'il venait d'établir. Le dieu lui répondit: "Les tiens
cesseront de régner quand un étranger entrera dans ton île
pour y faire régner tes lois." Nous avions craint que quelque étranger
viendrait faire la conquête de l'île de Crète; mais
le malheur d'Idoménée et la sagesse du fils d'Ulysse, qui
entend mieux que nul autre mortel les lois de Minos, nous montrent le sens
de l'oracle. Que tardons-nous à couronner celui que les destins
nous donnent pour roi?"
Aussitôt les vieillards sortent
de l'enceinte du bois sacré; et le premier, me prenant par la main,
annonce au peuple déjà impatient, dans l'attente d'une décision,
que j'avais remporté le prix. A peine acheva-t-il de parler, qu'on
entendit un bruit confus de toute l'assemblée. Chacun pousse des
cris de joie. Tout le rivage et toutes les montagnes voisines retentissent
de ce cri: "Que le fils d'Ulysse, semblable à Minos, règne
sur les Crétois!"
J'attendis un moment, et je faisais signe de la main pour demander qu'on m'écoutât. Cependant Mentor me disait à l'oreille:
"Renoncez-vous à votre patrie? L'ambition de régner vous fera-t-elle oublier Pénélope, qui vous attend comme sa dernière espérance, et le grand Ulysse, que les dieux avaient résolu de vous rendre?"
Ces paroles percèrent mon
coeur et me soutinrent contre le vain désir de régner.
Cependant un profond silence de toute cette tumultueuse assemblée me donna le moyen de parler ainsi:
"Ô illustres Crétois,
je ne mérite point de vous commander. L'oracle qu'on vient de rapporter
marque bien que la race de Minos cessera de régner quand un étranger
entrera dans cette île et y fera régner les lois de ce sage
roi; mais il n'est pas dit que cet étranger régnera. Je veux
croire que je suis cet étranger marqué par l'oracle. J'ai
accompli la prédiction; je suis venu dans cette île; j'ai
découvert le vrai sens des lois, et je souhaite que mon explication
serve à les faire régner avec l'homme que vous choisirez.
Pour moi, je préfère ma patrie, la pauvre, la petite île
d'Ithaque, aux cent villes de Crète, à la gloire et à
l'opulence de ce beau royaume. Souffrez
que je suive ce que les destins ont marqué. Si j'ai combattu dans
vos jeux, ce n'était pas dans l'espérance de régner
ici; c'était pour mériter votre estime et votre compassion;
c'était afin que vous me donnassiez
les moyens de retourner promptement au lieu de ma naissance. J'aime mieux
obéir à mon père Ulysse et consoler ma mère
Pénélope que régner sur tous les peuples de l'univers.
Ô Crétois, vous voyez le fond de mon coeur: il faut que je
vous quitte; mais la mort seule pourra finir ma reconnaissance. Oui, jusqu'au
dernier soupir, Télémaque aimera les Crétois et s'intéressera
à leur gloire comme à la sienne propre."
A peine eus-je
parlé qu'il s'éleva un bruit sourd, semblable à
celui des vagues de la mer qui s'entrechoquent dans une tempête.
Les uns disaient: "Est-ce quelque divinité sous une figure humaine?"
D'autres soutenaient qu'ils m'avaient vu en d'autres pays et qu'ils me
reconnaissaient. D'autres s'écriaient: "il faut le contraindre de
régner ici." Enfin, je repris la parole, et chacun se hâta
de se taire, ne sachant si je n'allais point accepter ce que j'avais refusé
d'abord. Voici les paroles que je leur dis:
"Souffrez, ô Crétois,
que je vous dise ce que je pense; Vous êtes le plus sage de tous
les peuples; mais la sagesse demande, ce me semble, une précaution
qui vous échappe. Vous devez choisir, non pas l'homme qui raisonne
le mieux sur les lois, mais celui qui les pratique avec la plus constante
vertu. Pour moi, je suis jeune, par conséquent sans expérience,
exposé à la violence des passions, et plus en état
de m'instruire en obéissant, pour commander un jour, que de commander
maintenant. Ne cherchez donc pas un homme qui ait vaincu les autres dans
ces jeux d'esprit et de corps, mais qui se soit vaincu lui-même;
cherchez un homme qui ait vos lois écrites dans le fond de son coeur
et dont toute la vie soit la pratique de ces lois; que ses actions, plutôt
que ses paroles, vous le fassent choisir."
Tous les vieillards, charmés de ce discours et voyant toujours croître les applaudissements de l'assemblée, me dirent:
"Puisque les dieux nous ôtent l'espérance de vous voir régner au milieu de nous, du moins aidez-nous à trouver un roi qui fasse régner nos lois. Connaissez-vous quelqu'un qui puisse commander avec cette modération?"
"Je connais - leur dis-je d'abord -
un homme de qui je tiens tout ce que vous avez estimé en moi: c'est
sa sagesse, et non pas la mienne, qui vient de parler et il m'a inspiré
toutes les réponses que vous venez d'entendre."
En même temps toute l'assemblée
jeta les yeux sur Mentor, que je montrais, le tenant par la main. Je racontais
les soins qu'il avait eus de mon enfance, les périls dont il m'avait
délivré, les malheurs qui étaient venus fondre sur
moi dès que j'avais cessé de suivre ses conseils.
D'abord on ne l'avait point regardé, à cause de ses habits simples et négligés, de sa contenance modeste, de son silence presque continuel, de son air froid et réservé. Mais, quand on s'appliqua à le regarder, on découvrit dans son visage je ne sais quoi de ferme et d'élevé; on remarqua la vivacité de ses yeux et la vigueur avec laquelle il faisait jusqu'aux moindres actions. On le questionna; il fut admiré: on résolut de le faire roi.
Il s'en défendit sans s'émouvoir:
il dit qu'il préférait les douceurs d'une vie privée
à l'éclat de la royauté; que les meilleurs rois étaient
malheureux en ce qu'ils ne faisaient presque jamais les biens qu'ils voulaient
faire et qu'ils faisaient souvent, par la surprise des flatteurs, les maux
qu'ils ne voulaient pas. Il ajouta que, si la servitude est misérable,
la royauté ne l'est pas moins, puisqu'elle est une servitude déguisée.
"Quand on est roi - disait-il - on dépend de tous ceux dont on a
besoin pour se faire obéir. Heureux celui qui n'est point obligé
de commander! Nous ne devons qu'à notre seule patrie, quand elle
nous confie l'autorité, le sacrifice de notre liberté pour
travailler au bien public."
Alors les Crétois, ne pouvant revenir de leur surprise, lui demandèrent quel homme ils devaient choisir.
"Un homme - répondit-il
- qui vous connaisse bien, puisqu'il faudra qu'il vous gouverne, et qui
craigne de vous gouverner. Celui qui désire la royauté ne
la connaît pas; et comment en remplira-t-il les devoirs, ne les connaissant
point? Il la cherche pour lui, et vous devez désirer un homme qui
ne l'accepte que pour l'amour de vous."
Tous les Crétois furent
dans un étrange étonnement de voir deux étrangers
qui refusaient la royauté, recherchée par tant d'autres,
ils voulurent savoir avec qui ils étaient venus. Nausicrate, qui
les avait conduits depuis le port jusques au cirque où l'on célébrait
les jeux, leur montra Hasaël, avec lequel Mentor et moi nous étions
venus de l'île de Chypre. Mais leur étonnement fut encore
bien plus grand, quand ils surent
que Mentor avait été esclave d'Hasaël; qu'Hasaël,
touché de la sagesse et de la vertu de son esclave, en avait fait
son conseil et son meilleur ami; que cet esclave mis en liberté
était le même qui venait de refuser d'être roi, et qu'Hasaël
était venu de Damas en Syrie pour s'instruire des lois de Minos,
tant l'amour de la sagesse remplissait son coeur.
Les vieillards dirent à Hasaël:
"Nous n'osons vous prier de nous gouverner, car nous jugeons que vous avez les mêmes pensées que Mentor. Vous méprisez trop les hommes pour vouloir vous charger de les conduire; d'ailleurs vous êtes trop détaché des richesses et de l'éclat de la royauté pour vouloir acheter cet éclat par les peines attachées au gouvernement des peuples."
Hasaël répondit:
"Ne croyez pas, ô Crétois,
que je méprise les hommes. Non, non: je sais combien il est grand
de travailler à les rendre bons et heureux; mais ce travail est
rempli de peines et de dangers. L'éclat qui y est attaché
est faux et ne peut éblouir que des âmes vaines. La vie est
courte; les grandeurs irritent plus les passions qu'elles ne peuvent les
contenter: c'est pour apprendre à me passer de ces faux biens, et
non pas pour y parvenir, que je suis venu de si loin. Adieu: je ne songe
qu'à retourner dans une vie paisible et retirée, où
la sagesse nourrisse mon coeur et où les espérances qu'on
tire de la vertu pour une autre meilleure vie après la mort me consolent
dans les chagrins de la vieillesse. Si j'avais quelque chose à souhaiter,
ce ne serait pas d'être roi, ce serait de ne me séparer jamais
de ces deux hommes que vous voyez."
Enfin les Crétois s'écrièrent, parlant à Mentor: "Dites-nous, ô le plus sage et le plus grand de tous les mortels, dites-nous donc qui est-ce que nous pouvons choisir pour notre roi: nous ne vous laisserons point aller, que vous ne nous ayez appris le choix que nous devons faire."
Il leur répondit:
"Pendant que j'étais dans la
foule des spectateurs, j'ai remarqué un homme qui ne témoignait
aucun empressement: c'est un vieillard assez vigoureux. J'ai demandé
quel homme c'était: on m'a répondu qu'il s'appelait Aristodème.
Ensuite j'ai entendu qu'on lui disait que ses deux enfants étaient
au nombre de ceux qui combattaient; il a paru n'en avoir aucune joie; il
a dit que, pour l'un, il ne lui souhaitait point les périls de la
royauté, et qu'il aimait trop la patrie pour consentir que l'autre
régnât
jamais.
Par là j'ai compris que ce père aimait d'un amour raisonnable
l'un de ses enfants, qui a de la vertu, et qu'il ne flattait point l'autre
dans ses dérèglements. Ma
curiosité augmentant, j'ai demandé quelle a été
la vie de ce vieillard. Un de vos citoyens m'a répondu: "Il a longtemps
porté les armes et il est couvert de blessures; mais sa vertu sincère
et ennemie de la flatterie l'avait rendu incommode à Idoménée.
C'est ce qui empêcha ce roi de s'en servir dans le siège de
Troie: il craignit un homme qui lui donnerait de sages conseils, qu'il
ne pourrait se résoudre à suivre. Il fut même jaloux
de la gloire que cet homme ne manquerait pas d'acquérir bientôt:
il oublia tous ses services; il le laissa ici pauvre, méprisé
des hommes grossiers et lâches qui n'estiment que les richesses,
mais content dans sa pauvreté. Il vit gaiement dans un endroit écarté
de l'île, où il cultive son champ de ses propres mains. Un
de ses fils travaille avec lui; ils s'aiment tendrement; ils sont heureux.
Par leur frugalité et par leur travail, ils se sont mis dans l'abondance
des choses nécessaires à une vie simple. Le sage vieillard
donne aux pauvres malades de son voisinage tout ce qui lui reste au-delà
de ses besoins et de ceux de son fils. Il fait travailler tous les jeunes
gens; il les exhorte, il les instruit; il juge tous les différends
de son voisinage: il est le père de toutes les familles. Le malheur
de la sienne est d'avoir un second fils qui n'a voulu suivre aucun de ses
conseils. Le père, après l'avoir longtemps souffert pour
tâcher de le corriger de ses vices, l'a enfin chassé: il s'est
abandonné à une folle ambition et à tous les plaisirs.
"Voilà, ô Crétois, ce qu'on m'a raconté: vous
devez savoir si ce récit est véritable. Mais si cet homme
est tel qu'on le dépeint,
pourquoi faire des jeux? Pourquoi assembler tant d'inconnus? Vous avez
au milieu de vous un homme qui vous connaît et que vous connaissez,
qui sait la guerre, qui a montré son courage non seulement contre
les flèches et contre les dards, mais contre l'affreuse pauvreté,
qui a méprisé les richesses acquises par la flatterie, qui
aime le travail, qui sait combien l'agriculture est utile à un peuple,
qui déteste le faste, qui ne se laisse point amollir par un amour
aveugle de ses enfants, qui aime la vertu de l'un et qui condamne le vice
de l'autre, en un mot, un homme qui est déjà le père
du peuple: voilà votre roi, s'il est vrai que vous désiriez
de faire régner chez vous les lois du sage Minos."
Tout le peuple s'écria:
"Il est vrai, Aristodème est tel que vous le dites; c'est lui qui est digne de régner."
Les vieillards le firent appeler: on le chercha dans la foule, où il était confondu avec les derniers du peuple. Il parut tranquille. On lui déclara qu'on le faisait roi. Il répondit:
"Je n'y puis consentir qu'à trois
conditions: la première, que je quitterai la royauté dans
deux ans, si je ne vous rends meilleurs que vous n'êtes et si vous
résistez aux lois; la seconde, que je serai libre de continuer une
vie simple et frugale; la troisième, que mes enfants n'auront aucun
rang et qu'après ma mort on les traitera sans distinction, selon
leur mérite, comme le reste des citoyens."
A ces paroles, il s'éleva dans
l'air mille cris de joie. Le diadème fut mis par le chef des vieillards,
gardes des lois, sur la tête d'Aristodème. On fit des sacrifices
à Jupiter et aux autres grands dieux. Aristodème nous fit
des présents, non pas avec la magnificence ordinaire aux rois, mais
avec une noble simplicité. Il donna à Hasaël les lois
de Minos écrites de la main de Minos même; il lui donna aussi
un recueil de toute l'histoire de Crète, depuis
Saturne et l'âge d'or; il fit mettre dans son vaisseau des fruits
de toutes les espèces qui sont bonnes en Crète et inconnues
dans la Syrie, et lui offrit tous les secours dont il pourrait avoir besoin.
Comme nous pressions notre départ, il nous fit préparer un vaisseau avec un grand nombre de bons rameurs et d'hommes armés; il y fit mettre des habits pour nous et des provisions. A l'instant même il s'éleva un vent favorable pour aller à Ithaque: ce vent, qui était contraire à Hasaël, le contraignit d'attendre. Il nous vit partir; il nous embrassa comme des amis qu'il ne devait jamais revoir.
"Les dieux sont justes - disait-il - ils voient une amitié qui n'est fondée que sur la vertu: un jour ils nous réuniront, et ces champs fortunés, où l'on dit que les justes jouissent après la mort d'une paix éternelle, verront nos âmes se rejoindre pour ne se séparer jamais. Ô si mes cendres pouvaient aussi être recueillies avec les vôtres!"
En prononçant ces mots, il versait
des torrents de larmes, et les soupirs étouffaient sa voix. Nous
ne pleurions pas moins que lui, et il nous conduisit au vaisseau.
Pour Aristodème, il nous dit:
"C'est vous qui venez de me faire roi;
souvenez-vous des dangers où vous m'avez mis. Demandez aux dieux
qu'ils m'inspirent la vraie sagesse et que je surpasse autant en modération
les autres hommes que je les surpasse en autorité. Pour moi, je
les prie de vous conduire heureusement dans votre patrie, d'y confondre
l'insolence de vos ennemis et de vous y faire voir en paix Ulysse régnant
avec sa chère Pénélope. Télémaque, je
vous donne un bon vaisseau plein de rameurs et d'hommes armés; ils
pourront vous servir contre ces hommes injustes qui persécutent
votre mère. Ô Mentor, votre sagesse, qui n'a besoin de rien,
ne me laisse rien à désirer pour vous. Allez tous deux, vivez
heureux ensemble; souvenez-vous d'Aristodème, et, si
jamais les Ithaciens ont besoin des Crétois, comptez sur moi
jusqu'au dernier soupir de ma vie." il nous embrassa, et nous ne pûmes,
en le remerciant, retenir nos larmes.
Cependant le vent qui enflait nos voiles nous promettait une douce navigation. Déjà le mont Ida n'était plus à nos yeux que comme une colline; tous les rivages disparaissaient; les côtes du Péloponnèse semblaient s'avancer dans la mer pour venir au-devant de nous. Tout à coup une noire tempête enveloppa le ciel et irrita toutes les ondes de la mer. Le jour se changea en nuit, et la mort se présenta à nous. Ô Neptune, c'est vous qui excitâtes, par votre superbe trident, toutes les eaux de votre empire!
Vénus, pour se venger de ce que nous l'avions méprisée jusque dans son temple de Cythère, alla trouver ce dieu; elle lui parla avec douleur; ses beaux yeux étaient baignés de larmes: du moins, c'est ainsi que Mentor, instruit des choses divines, me l'a assuré.
"Souffrirez-vous, Neptune - disait-elle
- que ces impies se
jouent impunément de ma puissance? Les dieux mêmes la
sentent, et ces téméraires mortels ont osé condamner
tout ce qui se fait dans mon île. Ils se piquent d'une sagesse à
toute épreuve, et ils traitent l'amour de folie. Avez-vous oublié
que je suis née dans votre empire? Que tardez-vous à ensevelir
dans vos profonds abîmes ces deux hommes que je ne puis souffrir?"
A peine avait-elle parlé, que Neptune souleva les flots jusqu'au ciel, et Vénus rit, croyant notre naufrage inévitable. Notre pilote, troublé, s'écria qu'il ne pouvait plus résister aux vents qui nous poussaient avec violence vers des rochers: un coup de vent rompit notre mât; et, un moment après, nous entendîmes les pointes des rochers qui entrouvraient le fond du navire.
L'eau entre de tous côtés; le navire s'enfonce; tous nos rameurs poussent de lamentables cris vers le ciel. J'embrasse Mentor, et je lui dis:
"Voici la mort; il faut la recevoir
avec courage. Les dieux ne nous ont délivrés de tant de périls
que pour nous faire périr aujourd'hui. Mourons, Mentor, mourons.
C'est une consolation pour moi de mourir avec vous; il serait inutile de
disputer notre vie contre la tempête."
Mentor me répondit:
"Le vrai courage trouve toujours quelque ressource. Ce n'est pas assez d'être prêt à recevoir tranquillement la mort: il faut, sans la craindre, faire tous ses efforts pour la repousser. Prenons, vous et moi, un de ces grands bancs de rameurs. Tandis que cette multitude d'hommes timides et troublés regrette la vie sans chercher les moyens de la conserver, ne perdons pas un moment pour sauver la nôtre."
Aussitôt il prend une hache,
il achève de couper le mât qui était déjà
rompu et qui, penchant dans la mer, avait mis le vaisseau sur le côté;
il jette le mât hors du vaisseau et s'élance dessus au milieu
des ondes furieuses; il m'appelle par mon nom et m'encourage pour le suivre.
Tel qu'un grand arbre que tous les vents conjurés attaquent et qui
demeure immobile sur ses profondes racines, en sorte que la tempête
ne fait qu'agiter ses feuilles, de même Mentor, non seulement ferme
et courageux, mais doux et tranquille, semblait commander aux vents et
à la mer. Je le suis: et qui aurait pu ne le pas suivre, étant
encouragé par lui?
Nous nous conduisions nous-mêmes
sur ce mât flottant. C'était un grand secours pour nous, car
nous pouvions nous asseoir dessus, et
s'il eût fallu nager sans relâche, nos forces eussent été
bientôt épuisées. Mais souvent la tempête faisait
tourner cette grande pièce de bois, et nous nous trouvions enfoncés
dans la mer: alors nous buvions l'onde amère, qui coulait de notre
bouche, de nos narines et de nos oreilles; nous étions contraints
de disputer contre les flots pour rattraper le dessus de ce mât.
Quelquefois aussi une vague haute comme une montagne venait passer sur
nous, et nous nous tenions fermes, de peur que, dans cette violente secousse,
le mât, qui était notre unique espérance, ne nous échappât.
Pendant que nous étions dans cet état affreux, Mentor, aussi paisible qu'il l'est maintenant sur ce siège de gazon, me disait:
"Croyez-vous, Télémaque, que votre vie soit abandonnée aux vents et aux flots? Croyez-vous qu'ils puissent vous faire périr sans l'ordre des dieux? Non non; les dieux décident de tout. C'est donc les dieux, et non pas la mer, qu'il faut craindre. Fussiez-vous au fond des abîmes, la main de Jupiter pourrait vous en tirer. Fussiez-vous dans l'Olympe, voyant les astres sous vos pieds, Jupiter pourrait vous plonger au fond de l'abîme ou vous précipiter dans les flammes du noir Tartare."
J'écoutais et j'admirais ce discours, qui me consolait un peu; mais je n'avais pas l'esprit assez libre pour lui répondre. Il ne me voyait point; je ne pouvais le voir.
Nous passâmes toute la nuit, tremblants
de froid et demi-morts, sans savoir où la tempête nous jetait.
Enfin les vents commencèrent à s'apaiser, et la mer mugissante
ressemblait à une personne qui, ayant été longtemps
irritée, n'a plus qu'un reste de trouble et d'émotion, étant
lasse de se mettre en fureur; elle grondait sourdement, et ses flots n'étaient
presque plus que comme les sillons qu'on trouve dans un champ labouré.
Cependant l'Aurore vint ouvrir au Soleil
les portes du ciel et nous annonça un beau jour. L'orient était
tout en feu, et les étoiles, qui avaient été si longtemps
cachées, reparurent et s'enfuirent à l'arrivée de
Phébus. Nous aperçûmes de loin la terre, et le vent
nous en approchait: alors je sentis l'espérance renaître dans
mon coeur. Mais nous n'aperçûmes aucun de nos compagnons:
selon les apparences, ils perdirent courage et la tempête les submergea
tous avec le vaisseau. Quand nous fûmes auprès de la terre,
la mer nous poussait contre des pointes de rochers qui nous eussent brisés;
mais nous tâchions de leur présenter le bout de notre mât,
et Mentor faisait de ce mât ce qu'un sage pilote fait du meilleur
gouvernail. Ainsi nous évitâmes ces rochers affreux et nous
trouvâmes enfin une côte douce et unie où, nageant sans
peine, nous abordâmes sur le sable. C'est là que vous nous
vîtes,
ô grande déesse qui habitez cette île; c'est là
que vous daignâtes nous recevoir."