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Troisième livre. |
Astarbé
fait défendre à Narbal de découvrir au roi, quel est
l'étranger qu'il a amené d'Egypte.
Sommaire de l'édition dite
de Versailles (1824) - Suite du récit de Télémaque.
Le successeur de Bocchoris rendant tous les prisonniers phéniciens,
Télémaque est emmené
avec eux sur le vaisseau de Narbal, qui commandait la flotte tyrienne.
Pendant le trajet, Narbal lui dépeint
la puissance des Phéniciens et le triste esclavage auquel ils sont
réduits par le
soupçonneux et cruel Pygmalion. Télémaque, retenu
quelque temps à Tyr, observe attentivement
l'opulence
et la prospérité de cette grande ville. Narbal lui apprend
par quels moyens elle est parvenue à un état si florissant.
Cependant, Télémaque étant sur le point de s'embarquer
pour l'île de Chypre, Pygmalion découvre qu'il est étranger
et veut le faire prendre: mais Astarbé, maîtresse du tyran,
le sauve, pour faire mourir à sa place un jeune homme dont le mépris
l'avait irritée. Télémaque s'embarque enfin sur un
vaisseau chyprien, pour retourner à Ithaque par l'île de Chypre.
- Continuez, - disait-elle - mon cher
Télémaque; il me tarde de savoir comment vous sortîtes
de
l'Egypte, et où vous avez trouvé le sage Mentor, dont vous
aviez senti la perte avec tant de raison.
Télémaque reprit ainsi son discours:
"Les Egyptiens les plus vertueux et
les plus fidèles au roi étant les plus faibles et voyant
le roi mort furent contraints
de céder aux autres: on établit un autre roi nommé
Termutis. Les Phéniciens, avec les troupes de l'île de Chypre,
se retirèrent après avoir fait alliance avec le nouveau roi.
Il rendit tous les prisonniers phéniciens; je fus compté
comme étant de ce nombre. On me fit sortir de la tour; je m'embarquai
avec les autres, et l'espérance commença de reluire au fond
de mon coeur. Un vent favorable remplissait déjà nos voiles;
les rameurs fendaient les ondes écumantes; la vaste mer était
couverte de navires; les mariniers poussaient des cris de joie; les rivages
d'Egypte s'enfuyaient loin de nous; les collines et les montagnes s'aplanissaient
peu à peu. Nous commencions à ne voir plus que le ciel et
l'eau, pendant que le soleil, qui se levait, semblait faire sortir de la
mer ses feux étincelants: ses rayons doraient le sommet des montagnes
que nous découvrions encore un peu sur l'horizon; et tout le ciel,
peint
d'un sombre azur, nous promettait une heureuse navigation.
Quoiqu'on m'eût renvoyé comme étant Phénicien, aucun des Phéniciens avec qui j'étais ne me connaissait. Narbal, qui commandait dans le vaisseau où l'on me mit, me demanda mon nom et ma patrie.
"De quelle ville de Phénicie êtes-vous?" me dit-il.
"Je ne suis point de Phénicie - lui dis-je - mais les Egyptiens m'avaient pris sur la mer dans un vaisseau de Phénicie: j'ai demeuré longtemps captif en Egypte comme un Phénicien; c'est sous ce nom que j'ai longtemps souffert; c'est sous ce nom qu'on m'a délivré."
"De quel pays êtes-vous donc?" reprit Narbal.
Alors je lui parlai ainsi:
"Je suis Télémaque, fils
d'Ulysse, roi d'Ithaque
en Grèce. Mon père
s'est rendu fameux entre tous les rois qui ont assiégé
la ville de Troie: mais les dieux ne lui ont pas accordé de revoir
sa patrie. Je l'ai cherché en plusieurs pays; la fortune me persécute
comme lui: vous voyez un malheureux qui ne soupire qu'après le bonheur
de retourner parmi les siens et de trouver son père."
Narbal me regardait avec étonnement,
et il crut apercevoir en moi je ne sais quoi d'heureux qui vient des dons
du ciel et qui n'est point dans le commun des hommes. Il était naturellement
sincère et généreux: il fut touché de mon malheur
et me parla avec une confiance que les dieux lui inspirèrent pour
me sauver d'un grand péril. º
"Télémaque, je ne doute point - me dit-il - de ce que vous me dites, et je ne saurais en douter; la douleur et la vertu peintes sur votre visage ne me permettent pas de me défier de vous; je sens même que les dieux, que j'ai toujours servis, vous aiment et qu'ils veulent que je vous aime aussi comme si vous étiez mon fils. Je vous donnerai un conseil salutaire, et, pour récompense, je ne vous demande que le secret."
"Ne craignez point - lui dis-je - que j'aie aucune peine à me taire sur les choses que vous voudrez me confier: quoique je sois si jeune, j'ai déjà vieilli dans l'habitude de ne dire jamais mon secret et encore plus de ne trahir jamais, sous aucun prétexte, le secret d'autrui."
"Comment avez-vous pu - me dit-il -
vous accoutumer au secret dans une si grande jeunesse? Je serai ravi d'apprendre
par quel moyen vous avez acquis cette qualité, qui est le fondement
de la plus sage conduite, et sans laquelle tous les talents sont inutiles."
"Quand Ulysse - lui dis-je - partit
pour aller au siège de Troie, il me prit sur ses genoux
et entre ses bras (c'est ainsi qu'on me l'a raconté). Après
m'avoir baisé tendrement, il me dit ces paroles, quoique je ne pusse
les entendre: "Ô mon fils, que les dieux me préservent de
te revoir jamais, que plutôt le ciseau de la
Parque tranche le fil de tes jours lorsqu'il est à peine formé,
de même que le moissonneur tranche de sa faux une tendre fleur qui
commence à éclore, que mes ennemis te puissent écraser
aux yeux de ta mère et aux miens, si tu dois un jour te corrompre
et abandonner la vertu! Ô mes amis - continua-t-il - je vous laisse
ce fils qui m'est si cher; ayez soin de son enfance: si vous m'aimez, éloignez
de lui la pernicieuse flatterie; enseignez-lui à se vaincre; qu'il
soit comme un jeune arbrisseau encore tendre, qu'on plie pour le redresser.
Surtout n'oubliez rien pour le rendre juste, bienfaisant, sincère
et fidèle à garder un secret. Quiconque est capable de mentir
est indigne d'être compté au nombre des hommes, et quiconque
ne sait pas se taire est indigne de gouverner." Je vous rapporte ces paroles,
parce qu'on a eu soin de me les répéter souvent et qu'elles
ont pénétré jusqu'au fond de mon coeur; je me les
redis souvent à moi-même. Les amis de mon père eurent
soin de m'exercer de bonne heure au secret: j'étais encore dans
la plus tendre enfance, et ils me confiaient déjà toutes
les peines qu'ils ressentaient, voyant ma mère exposée à
un grand nombre de téméraires qui voulaient l'épouser.
Ainsi on me traitait dès lors comme un homme raisonnable et sûr:
on m'entretenait secrètement des plus grandes affaires; on m'instruisait
de tout ce qu'on avait résolu pour écarter ces prétendants.
J'étais ravi qu'on eût
en moi cette confiance: par là je me croyais déjà
un homme fait. Jamais je n'en ai abusé; jamais il ne m'a échappé
une seule parole qui pût découvrir le moindre secret. Souvent
les prétendants tâchaient de me faire parler, espérant
qu'un enfant, qui pourrait avoir vu ou entendu quelque chose d'important,
ne saurait pas se retenir; mais je savais bien leur répondre sans
mentir et sans leur apprendre ce que je ne devais pas dire."
Alors Narbal me dit:
"Vous voyez, Télémaque,
la puissance des Phéniciens: ils sont redoutables à toutes
les nations voisines par leurs innombrables vaisseaux; le commerce, qu'ils
font jusques aux colonnes d'Hercule,
leur donne des richesses qui surpassent celles des peuples les plus florissants.
Le grand roi Sésostris, qui n'aurait jamais pu les vaincre par mer,
eut bien de la peine à les vaincre par terre avec ses armées
qui avaient conquis tout l'Orient. Il nous imposa un tribut que nous n'avons
pas longtemps payé: les Phéniciens se trouvaient trop riches
et trop puissants pour porter patiemment
le
joug de la servitude, nous reprîmes notre liberté. La mort
ne laissa pas à Sésostris le temps de finir la guerre contre
nous. Il est vrai que nous avions tout à craindre de sa sagesse
encore plus que de sa puissance: mais, sa puissance passant dans les mains
de son fils, dépourvu de toute sagesse, nous conclûmes que
nous n'avions plus rien à craindre. En effet les Egyptiens, bien
loin de rentrer les armes à la main dans notre pays pour nous subjuguer
encore une fois, ont été contraints de nous appeler à
leur secours pour les délivrer de ce roi impie et furieux. Nous
avons été leurs libérateurs. Quelle gloire ajoutée
à la liberté et à l'opulence des Phéniciens!
Mais pendant que nous délivrons les autres, nous sommes esclaves
nous-mêmes. Ô Télémaque, craignez de tomber dans
les cruelles mains de Pygmalion, notre roi: il les a trempées, ces
mains cruelles, dans le sang de Sichée, mari de Didon, sa soeur.
Didon, pleine d'horreur et de vengeance, s'est sauvée de Tyr avec
plusieurs vaisseaux. La plupart de ceux qui aiment la vertu et la liberté
l'ont suivie: elle a fondé sur la côte d'Afrique une superbe
ville qu'on nomme Carthage. Pygmalion, tourmenté par une soif insatiable
des richesses, se rend de
plus en plus misérable et odieux à ses sujets. C'est
un crime à Tyr que d'avoir de
grands
biens; l'avarice le rend défiant, soupçonneux, cruel;
il persécute les riches, et il craint les pauvres. C'est un crime
encore plus grand à Tyr d'avoir de la vertu; car Pygmalion suppose
que les bons ne peuvent souffrir ses injustices et ses infamies; la vertu
le condamne: il s'aigrit et s'irrite contre elle. Tout l'agite, l'inquiète,
le ronge, il a peur de son ombre; il ne dort ni nuit ni jour: les dieux,
pour le confondre, l'accablent de trésors dont il n'ose jouir. Ce
qu'il cherche pour être heureux est précisément ce
qui l'empêche de l'être. Il regrette tout ce qu'il donne; il
craint toujours de perdre; il se tourmente pour gagner. On ne le voit presque
jamais; il est seul, triste, abattu au fond de son palais! ses amis mêmes
n'osent l'aborder, de peur de lui devenir suspects. Une garde terrible
tient toujours des épées nues et des piques levées
autour de sa maison. Trente chambres qui se communiquent les unes aux autres,
et dont chacune a une porte de fer avec six
gros verrous, sont le lieu où il se renferme; on ne sait jamais
dans laquelle de ces chambres il couche, et on assure qu'il ne couche jamais
deux nuits de suite dans la même, de peur d'y être égorgé.
Il ne connaît ni les doux plaisirs, ni l'amitié encore plus
douce: si on lui parle de chercher la joie, il sent qu'elle fuit loin de
lui et qu'elle refuse d'entrer dans son coeur. Ses yeux creux sont pleins
d'un feu âpre et farouche; ils sont sans cesse errants de tous côtés.
Il prête l'oreille au moindre bruit et se sent tout ému; il
est pâle, défait, et les noirs soucis sont peints sur son
visage toujours ridé. Il se tait, il soupire, il tire de son coeur
de profonds gémissements; il ne peut cacher les remords qui déchirent
ses entrailles. Les mets
les plus exquis le dégoûtent. Ses enfants, loin d'être
son espérance, sont le sujet de sa terreur; il en a fait ses plus
dangereux ennemis. Il n'a eu toute sa vie aucun moment d'assuré;
il ne se conserve qu'à force de répandre le sang de tous
ceux qu'il craint. Insensé, qui ne voit pas que sa cruauté,
à laquelle il se confie, le fera périr! Quelqu'un de ses
domestiques, aussi défiant que lui, se hâtera de délivrer
le monde de ce monstre. Pour moi, je crains les dieux: quoi qu'il m'en
coûte, je serai fidèle au roi qu'ils m'ont donné. J'aimerais
mieux qu'il me fit mourir que de lui ôter la vie et même que
de manquer à le défendre. Pour vous, ô Télémaque,
gardez-vous bien de lui dire que vous êtes le fils d'Ulysse: il espérerait
qu'Ulysse, retournant à Ithaque, lui paierait quelque grande somme
pour vous racheter, et il vous tiendrait en prison."
Quand nous arrivâmes à
Tyr, je suivis le conseil de Narbal, et
je reconnus la vérité de tout ce qu'il m'avait raconté.
Je ne pouvais comprendre qu'un homme pût
se rendre aussi misérable que Pygmalion me le paraissait. Surpris
d'un spectacle si affreux et si nouveau pour moi, je disais en moi-même:
"Voilà un homme qui n'a cherché qu'à se rendre heureux:
il a cru y parvenir par les richesses et par une autorité absolue;
il possède tout ce qu'il peut désirer; et cependant il est
misérable par ses richesses et par son autorité même.
S'il était berger, comme je l'étais naguère, il serait
aussi heureux que je l'ai été; il jouirait des plaisirs innocents
de la campagne, et en jouirait sans remords; il ne craindrait ni le fer
ni le poison; il aimerait les hommes, il en serait aimé: il n'aurait
point ces grandes richesses, qui lui sont aussi inutiles que du sable,
puisqu'il n'ose y toucher; mais il jouirait librement des fruits de la
terre et ne souffrirait aucun véritable besoin. Cet homme paraît
faire tout ce qu'il veut; mais il s'en faut bien qu'il ne le fasse: il
fait tout ce que veulent ses passions féroces; il est toujours entraîné
par son avarice, par sa crainte, par ses soupçons. Il paraît
maître de tous les autres hommes: mais il n'est pas maître
de lui-même, car il a autant de maîtres et de bourreaux qu'il
a de désirs violents."
Je raisonnais ainsi de Pygmalion sans
le voir; car on ne le voyait point, et on regardait seulement avec crainte
ces hautes tours, qui étaient nuit et jour entourées de gardes,
où il s'était mis lui-même comme en prison, se renfermant
avec ses trésors. Je comparais ce roi invisible avec Sésostris,
si doux, si accessible, si affable, si curieux de voir les étrangers,
si attentif à écouter tout le monde et à tirer du
coeur des hommes la vérité qu'on cache aux rois. "Sésostris
- disais-je - ne craignait rien et n'avait rien à craindre; il se
montrait à tous ses sujets comme à ses propres enfants: celui-ci
craint tout et a tout à craindre. Ce méchant roi est toujours
exposé à une mort funeste, même dans son palais inaccessible,
au milieu de ses gardes; au contraire, le bon roi Sésostris était
en sûreté au milieu de la foule des peuples, comme un bon
père dans sa maison, environné de sa famille."
Pygmalion donna ordre de renvoyer les
troupes de l'île de Chypre qui étaient venues secourir les
siennes à cause de l'alliance qui était entre les deux peuples.
Narbal prit cette occasion de me mettre en liberté: il me fit passer
en revue parmi les soldats chypriens; car le roi était ombrageux
jusque dans les moindres choses. Le défaut des princes trop faciles
et inappliqués est de se livrer avec une aveugle confiance à
des favoris artificieux et corrompus; le défaut de celui-ci était,
au contraire, de se défier des plus honnêtes gens: il ne savait
point discerner les hommes droits et simples qui agissent sans déguisement;
aussi n'avait-il jamais vu de gens de bien, car de telles gens ne vont
point chercher un roi si corrompu. D'ailleurs, il avait vu, depuis qu'il
était sur le trône, dans les hommes dont il s'était
servi, tant de dissimulation, de perfidie et de vices affreux déguisés
sous les apparences de la vertu, qu'il regardait tous les hommes sans exception
comme
s'ils eussent été masqués. Il supposait qu'il
n'y a aucune sincère vertu sur la terre: ainsi il regardait tous
les hommes comme étant à peu près égaux. Quand
il trouvait un homme faux et corrompu, il ne se donnait point la peine
d'en chercher un autre, comptant qu'un autre ne serait pas meilleur. Les
bons lui paraissaient pires que les méchants les plus déclarés,
parce qu'il les croyait aussi méchants et plus trompeurs.
Pour revenir à moi, je fus confondu
avec les Chypriens, et j'échappai à la défiance pénétrante
du roi. Narbal tremblait, dans la crainte que
je
ne fusse découvert: il lui en eût
coûté la vie, et à moi aussi. Son impatience de
nous voir partir était incroyable: mais les vents contraires nous
retinrent
assez longtemps à Tyr.
Je
profitai de ce séjour pour connaître les moeurs des Phéniciens,
si célèbres dans toutes les nations connues. J'admirais l'heureuse
situation de cette grande ville, qui est au milieu de la mer, dans une
île. La côte voisine est délicieuse par sa fertilité,
par les fruits exquis qu'elle porte, par le nombre des villes et des villages
qui se touchent presque, enfin par la douceur de son climat: car les montagnes
mettent cette côte à l'abri des vents brûlants du midi;
elle est rafraîchie par le vent du nord qui souffle du côté
de la mer. Ce pays est au pied du Liban, dont le sommet fend
les nues et va toucher les astres. Une glace éternelle couvre son
front; des fleuves pleins de neige tombent, comme des torrents, des pointes
des rochers qui environnent sa tête. Au-dessous on voit une vaste
forêt de cèdres antiques, qui paraissent aussi vieux que la
terre où ils sont plantés et qui portent leurs branches épaisses
jusque vers les nues. Cette forêt a sous ses pieds de gras pâturages
dans la pente de la montagne. C'est là qu'on voit errer les taureaux
qui mugissent, les brebis qui bêlent, avec leurs tendres agneaux
qui bondissent sur l'herbe fraîche: là coulent mille divers
ruisseaux d'une eau claire, qui distribuent l'eau partout. Enfin on voit
au-dessous de ces pâturages le pied de la montagne qui est comme
un jardin; le printemps et l'automne y règnent ensemble pour y joindre
les fleurs et les fruits. Jamais ni le souffle empesté du midi,
qui sèche et qui brûle tout, ni le rigoureux aquilon n'ont
osé effacer les vives couleurs qui ornent ce jardin.
C'est auprès de cette belle côte
que s'élève dans la mer l'île où est bâtie
la ville de Tyr. Cette grande ville semble nager au-dessus des eaux et
être la reine de toute la mer. Les marchands
y abordent de toutes les parties du monde, et ses habitants sont eux-mêmes
les plus fameux marchands qu'il y ait dans l'univers. Quand on entre dans
cette ville, on croit d'abord que ce n'est point une ville qui appartienne
à un peuple particulier, mais qu'elle est la ville commune de tous
les peuples et le centre de leur commerce. Elle a deux grands môles,
semblables à deux bras, qui s'avancent dans la mer, et qui embrassent
un vaste port où les vents ne peuvent entrer. Dans ce port on voit
comme une forêt de mâts de navires, et ces navires sont si
nombreux qu'à peine peut-on découvrir la mer qui les porte.
Tous les citoyens s'appliquent au commerce, et leurs grandes richesses
ne les dégoûtent jamais du travail nécessaire pour
les augmenter. On y voit de tous les côtés le fin lin d'Egypte
et la pourpre tyrienne deux fois teinte, d'un éclat merveilleux;
cette double teinture est si vive que le temps ne peut l'effacer: on s'en
sert pour des laines fines, qu'on rehausse d'une broderie d'or et d'argent.
Les Phéniciens font le commerce de tous les peuples jusqu'au détroit
de Gadès, et ils ont même pénétré dans
le vaste océan qui environne toute la terre. Ils ont fait aussi
de longues
navigations
sur la mer Rouge, et c'est par ce chemin qu'ils vont chercher, dans des
îles
inconnues, de l'or, des parfums et divers animaux qu'on ne voit point ailleurs.
Je ne pouvais
rassasier mes yeux du spectacle magnifique de cette grande ville, où
tout était en mouvement. Je n'y voyais point, comme dans les villes
de la Grèce, des hommes oisifs
et
curieux, qui vont
chercher des nouvelles dans la place publique ou regarder les étrangers
qui arrivent sur le port. Les hommes y sont occupés à décharger
leurs vaisseaux, à transporter leurs marchandises ou à les
vendre, à ranger leurs magasins et à tenir un compte exact
de ce qui leur est dû par les négociants étrangers.
Les femmes ne cessent jamais ou de filer les laines, ou de faire des dessins
de broderie, ou de plier les riches étoffes.
"D'où vient - disais-je à Narbal - que les Phéniciens se sont rendus les maîtres du commerce de toute la terre et qu'ils s'enrichissent ainsi aux dépens de tous les autres peuples?"
"Vous le voyez - me répondit-il
- la situation de Tyr est heureuse pour la navigation. C'est notre patrie
qui a la gloire d'avoir inventé la navigation: les Tyriens furent
les premiers, s'il en faut croire ce qu'on raconte de la plus obscure antiquité,
qui domptèrent les
flots, longtemps avant l'âge de Tiphys et des Argonautes tant vantés
dans la Grèce; ils furent - dis-je - les premiers qui osèrent
se mettre dans un frêle vaisseau à la merci des vagues et
des tempêtes, qui sondèrent les abîmes de la mer, qui
observèrent les astres loin de la terre, suivant la science des
Egyptiens et des Babyloniens, enfin qui réunirent
tant de peuples, que la mer avait séparés. Les Tyriens sont
industrieux, patients, laborieux, propres, sobres et ménagers; ils
ont une exacte police; ils sont parfaitement d'accord entre eux; jamais
peuple n'a été plus constant, plus sincère, plus fidèle,
plus sûr, plus commode à tous les étrangers. Voilà,
sans aller chercher d'autres causes, ce qui leur donne l'empire de la mer
et qui fait fleurir dans leurs ports un si utile commerce. Si la division
et la jalousie se mettaient entre eux; s'ils commençaient à
s'amollir dans les délices et dans l'oisiveté, si les premiers
de la nation méprisaient le travail et l'économie, si les
arts cessaient d'être en honneur dans leur ville, s'ils manquaient
de bonne foi vers les étrangers, s'ils altéraient tant soit
peu les règles d'un commerce libre, s'ils négligeaient leurs
manufactures et s'ils cessaient de faire les grandes avances qui sont nécessaires
pour rendre leurs marchandises parfaites, chacune dans son genre, vous
verriez bientôt tomber cette puissance que vous admirez."
"Mais expliquez-moi - lui disais-je
- les vrais moyens d'établir un jour à Ithaque un pareil
commerce."
"Faites - me répondit-il - comme
on fait ici: recevez bien et facilement tous les étrangers; faites-leur
trouver dans vos ports la sûreté, la commodité, la
liberté entière; ne vous laissez jamais entraîner ni
par l'avarice, ni par l'orgueil. Le vrai moyen de gagner beaucoup est de
ne vouloir jamais trop gagner et de savoir perdre à propos. Faites-vous
aimer par tous les étrangers; souffrez même quelque chose
d'eux; craignez d'exciter leur jalousie par votre hauteur. Soyez constant
dans les règles du commerce; qu'elles soient simples et faciles;
accoutumez vos peuples à les suivre inviolablement: punissez sévèrement
la fraude et même la négligence ou le faste des marchands,
qui ruine le commerce en ruinant les hommes qui le font. Surtout n'entreprenez
jamais de gêner le commerce pour le tourner selon vos vues. Il faut
que le prince ne s'en mêle point, de peur de le gêner, et qu'il
en laisse tout le profit à ses sujets, qui en ont la peine; autrement
il les découragera: il en tirera assez d'avantages par les grandes
richesses qui entreront dans ses Etats. Le commerce est comme certaines
sources: si vous voulez détourner leur cours, vous les faites tarir.
Il n'y a que le profit et la commodité qui attirent les étrangers
chez vous: si vous leur rendez le commerce moins commode et moins utile,
ils se retirent insensiblement et ne reviennent plus, parce que d'autres
peuples, profitant de votre imprudence, les attirent chez eux et les accoutument
à se passer de vous. Il faut même vous avouer que, depuis
quelque temps, la gloire de Tyr est bien obscurcie. Ô si vous l'aviez
vue, mon cher Télémaque, avant le règne de Pygmalion,
vous auriez été bien plus étonné! Vous ne trouvez
plus maintenant ici que les tristes restes d'une grandeur qui menace ruine.
O malheureuse Tyr, en quelles mains es-tu tombée! Autrefois la mer
t'apportait le tribut de tous les peuples de la terre. Pygmalion craint
tout et des étrangers, et de ses sujets. Au lieu d'ouvrir, suivant
notre ancienne coutume, ses ports à toutes les nations les plus
éloignées, dans une entière liberté, il veut
savoir le nombre des vaisseaux qui arrivent, leur pays, les noms des hommes
qui y sont, leur genre de commerce, le prix de leurs marchandises et le
temps qu'ils doivent demeurer ici. Il fait encore pis; car il use de supercherie
pour surprendre les marchands et pour confisquer leurs marchandises. Il
inquiète les marchands qu'il croit les plus opulents; il établit,
sous divers prétextes, de nouveaux impôts. Il veut entrer
lui-même dans le commerce, et tout le monde craint d'avoir quelque
affaire
avec lui. Ainsi le commerce languit; les étrangers oublient peu
à peu le chemin de Tyr, qui leur était autrefois si doux,
et, si Pygmalion ne change de conduite, notre gloire et notre puissance
seront bientôt transportées à quelque autre peuple
mieux gouverné que nous."
"Nous avons - me répondit-il - les forêts du Liban qui fournissent le bois des vaisseaux, et nous les réservons avec soin pour cet usage: on n'en coupe jamais que pour les besoins publics. Pour la construction des vaisseaux, nous avons l'avantage d'avoir des ouvriers habiles."
"Comment - lui disais-je - avez-vous
pu faire pour trouver ces ouvriers?"
Il me répondait:
"Ils se sont formés peu à
peu dans le pays. Quand on récompense bien ceux qui excellent dans
les
arts, on est sûr d'avoir bientôt des hommes qui les mènent
à leur dernière perfection; car les hommes qui ont le plus
de sagesse et de talent ne manquent point de s'adonner aux arts auxquels
les grandes récompenses sont attachées. Ici on traite avec
honneur tous ceux qui réussissent dans les arts et dans les sciences
utiles à la navigation. On considère un bon géomètre;
on estime fort un bon astronome; on comble de biens un pilote qui surpasse
les autres dans sa fonction, on ne méprise point un bon charpentier;
au contraire, il est bien payé et bien traité. Les bons rameurs
mêmes ont des récompenses sûres et proportionnées
à leurs services: on les nourrit bien; on a soin d'eux quand ils
sont malades; en leur absence, on a soin de leurs femmes et de leurs enfants;
s'ils périssent dans un naufrage, on dédommage leurs familles;
on renvoie chez eux ceux qui ont servi un certain temps. Ainsi on en a
autant qu'on en veut: le père est ravi d'élever son fils
dans un si bon métier; et, dès sa plus tendre enfance, il
se hâte de lui enseigner à manier la rame, à tendre
les cordages et à mépriser les tempêtes. C'est ainsi
qu'on mène les hommes, sans contrainte, par la récompense
et par le bon ordre. L'autorité seule ne fait jamais bien; la soumission
des inférieurs ne suffit pas: il faut gagner les coeurs et faire
trouver aux hommes leur avantage pour les choses où l'on veut se
servir de leur industrie."
Après ce discours, Narbal me
mena
visiter tous les magasins, les arsenaux et tous les métiers qui
servent à la construction des navires. Je demandais le détail
des moindres choses, et j'écrivais tout ce que j'avais appris, de
peur d'oublier quelque circonstance utile.
Cependant Narbal, qui connaissait Pygmalion et qui m'aimait, attendait avec impatience mon départ, craignant que je ne fusse découvert par les espions du roi, qui allaient nuit et jour par toute la ville; mais les vents ne nous permettaient point encore de nous embarquer. Pendant que nous étions occupés à visiter curieusement le port et à interroger divers marchands, nous vîmes venir à nous un officier de Pygmalion, qui dit à Narbal:
"Le roi vient d'apprendre d'un des capitaines
de vaisseaux qui sont revenus d'Egypte avec vous que vous avez mené
un étranger qui passe pour Chyprien: le roi veut qu'on l'arrête
et qu'on sache certainement de quel pays il est; vous en répondrez
sur votre tête." Dans ce moment, je m'étais un peu éloigné
pour regarder de plus près les proportions que les Tyriens avaient
gardées dans la construction d'un vaisseau presque neuf, qui était,
disait-on, par cette proportion si exacte de toutes ses parties, le meilleur
voilier qu'on eût jamais vu dans le port, et j'interrogeais l'ouvrier
qui avait réglé ces proportions.
Narbal, surpris et effrayé, répondit:
"Je cherche cet étranger, qui est de l'île de Chypre."
Quand il eut perdu de vue cet officier, il courut vers moi pour m'avertir du danger où j'étais.
"Je ne l'avais que trop prévu
- me dit-il - mon cher Télémaque: nous sommes perdus. Le
roi, que sa défiance tourmente jour et nuit, soupçonne que
vous n'êtes pas de l'île de Chypre: il ordonne qu'on vous arrête;
il veut me faire périr,
si je ne vous mets entre ses mains. Que ferons-nous? Ô dieux, donnez-nous
la sagesse pour nous tirer de ce péril. Il faudra, Télémaque,
que je vous mène
au palais du roi. Vous soutiendrez que vous êtes Chyprien, de la
ville d'Amathonte, fils d'un statuaire de Vénus.
Je déclarerai que j'ai connu autrefois votre père, et peut-être
que le roi, sans approfondir davantage, vous laissera partir. Je ne vois
plus d'autre moyen de sauver votre vie et la mienne."
Je répondis à Narbal:
"Laissez périr un malheureux
que le destin veut perdre. Je sais mourir, Narbal, et je vous dois trop
pour vouloir vous entraîner dans mon malheur. Je ne puis me résoudre
à mentir: je ne suis pas Chyprien, et je ne saurais dire que je
le suis. Les dieux voient ma sincérité: c'est à eux
à conserver ma vie par leur puissance, s'ils le veulent; mais je
ne veux point la sauver par un mensonge."
Narbal me répondait:
"Ce mensonge, Télémaque,
n'a rien qui ne soit innocent; les dieux mêmes ne peuvent le condamner:
il ne fait aucun mal à personne; il sauve la vie à deux innocents;
il ne trompe le roi que pour l'empêcher de faire un grand crime.
Vous poussez trop loin l'amour de la vertu et la crainte de blesser la
religion."
"Il suffit - lui disais-je - que le
mensonge soit mensonge pour n'être pas digne d'un homme qui parle
en présence des dieux et qui doit tout à la vérité.
Celui qui blesse la vérité offense les dieux et se blesse
soi-même, car il parle contre sa conscience. Cessez, Narbal, de me
proposer ce qui est indigne de vous et de moi. Si les dieux ont pitié
de nous, ils sauront bien nous délivrer; s'ils veulent nous laisser
périr, nous serons en
mourant les victimes de la vérité, et nous laisserons
aux hommes l'exemple de préférer la vertu sans tache à
une longue vie: la
mienne n'est déjà que trop longue, étant
si
malheureuse. C'est vous seul, ô mon cher Narbal, pour qui mon coeur
s'attendrit. Fallait-il que votre amitié pour un malheureux étranger
vous fût
si funeste!"
Nous demeurâmes longtemps dans
cette espèce de combat; mais enfin nous vîmes arriver un homme
qui courait hors d'haleine: c'était un autre officier du roi, qui
venait de la part d'Astarbé. Cette femme était belle comme
une déesse; elle joignait aux charmes du corps tous ceux de l'esprit;
elle était enjouée, flatteuse, insinuante. Avec tant de charmes
trompeurs, elle avait, comme les Sirènes,
un coeur cruel et plein de malignité; mais elle savait cacher ses
sentiments corrompus par un profond artifice. Elle avait su gagner le coeur
de Pygmalion par sa beauté, par son esprit, par sa douce voix et
par l'harmonie de sa lyre. Pygmalion, aveuglé par un violent amour
pour elle, avait abandonné la reine Topha, son épouse. Il
ne songeait qu'à contenter toutes les passions de l'ambitieuse Astarbé;
l'amour de cette femme ne lui était guère moins funeste que
son infâme avarice. Mais quoiqu'il eût tant de passion pour
elle, elle n'avait pour lui que du mépris et du dégoût;
elle cachait ses vrais sentiments et elle faisait semblant de ne vouloir
vivre que pour lui, dans le même temps où elle ne pouvait
le souffrir.
Il y avait à Tyr un jeune Lydien
nommé Malachon, d'une merveilleuse beauté, mais mou, efféminé,
noyé dans les plaisirs. Il ne songeait qu'à conserver la
délicatesse de son teint, qu'à peigner ses cheveux blonds
flottants sur ses épaules, qu'à se parfumer, qu'à
donner un tour gracieux aux plis de sa robe, enfin qu'à chanter
ses amours sur sa lyre. Astarbé le vit; elle l'aima et devint furieuse.
Il la méprisa, parce qu'il était passionné pour une
autre femme. D'ailleurs, il craignit de s'exposer à la cruelle jalousie
du roi. Astarbé, se sentant méprisée, s'abandonna
à son ressentiment. Dans son désespoir, elle s'imagina qu'elle
pouvait faire passer Malachon pour l'étranger que le roi faisait
chercher et qu'on disait qui était venu avec Narbal. En effet, elle
le persuada à Pygmalion, et corrompit tous ceux qui auraient pu
le détromper. Comme il n'aimait point les hommes vertueux et qu'il
ne savait point les discerner, il n'était environné que de
gens intéressés, artificieux, prêts à exécuter
ses ordres injustes et sanguinaires. De telles gens craignaient l'autorité
d'Astarbé, et ils lui aidaient à tromper le roi, de peur
de déplaire à cette femme hautaine, qui avait toute sa confiance.
Ainsi Malachon, quoique connu pour Crétois dans toute la ville,
passa pour le jeune étranger que Narbal avait emmené d'Egypte:
il fut mis en prison.
Astarbé, qui craignait que Narbal n'allât parler au roi et ne découvrît son imposture, envoyait en diligence à Narbal cet officier, qui lui dit ces paroles:
"Astarbé vous défend de découvrir au roi quel est votre étranger: elle ne vous demande que le silence et elle saura bien faire en sorte que le roi soit content de vous. Cependant hâtez-vous de faire embarquer avec les Chypriens le jeune étranger que vous avez emmené d'Egypte, afin qu'on ne le voie plus dans la ville."
Narbal, ravi de pouvoir ainsi sauver
sa vie et la mienne, promit de se taire, et l'officier, satisfait d'avoir
obtenu ce qu'il demandait, s'en retourna rendre compte à Astarbé
de sa commission.
Narbal et moi, nous admirâmes
la bonté des dieux, qui récompensaient notre sincérité
et qui ont un soin si touchant de ceux qui hasardent tout pour la vertu.
Nous regardions avec horreur un roi livré à l'avarice et
à la volupté. Celui qui craint avec tant d'excès d'être
trompé, disions-nous, mérite de l'être, et l'est presque
toujours grossièrement. Il se défie des gens de bien, et
il s'abandonne à des scélérats; il est le seul qui
ignore ce qui se passe. Voyez Pygmalion: il est le jouet d'une femme sans
pudeur. Cependant les dieux se servent du mensonge des méchants
pour sauver les bons, qui aiment mieux perdre la vie que de mentir.
En même temps, nous aperçûmes que les vents changeaient et qu'ils devenaient favorables aux vaisseaux de Chypre.
"Les dieux se déclarent - s'écria
Narbal - ils veulent, mon cher Télémaque, vous mettre en
sûreté: fuyez cette terre cruelle et maudite! Heureux qui
pourrait vous suivre jusque dans les rivages les plus inconnus! Heureux
qui pourrait vivre et mourir avec vous! Mais un destin sévère
m'attache à cette malheureuse patrie: il faut souffrir avec elle,
peut-être faudra-t-il être enseveli dans ses ruines; n'importe,
pourvu que je dise toujours la vérité et que mon coeur n'aime
que la justice. Pour vous, ô mon cher Télémaque, je
prie les dieux, qui vous conduisent comme par la main, de vous accorder
le plus précieux de tous leurs dons, qui est la vertu pure et sans
tache, jusqu'à la mort. Virez, retournez en Ithaque, consolez
Pénélope, délivrez-la de ses téméraires
amants. Que vos yeux puissent voir, que vos mains puissent embrasser le
sage Ulysse, et qu'il trouve en vous un fils qui égale sa sagesse!
Mais, dans votre bonheur, souvenez-vous du malheureux Narbal et ne cessez
jamais de m'aimer." Quand il eut
achevé ces paroles, je l'arrosai de mes larmes sans lui répondre;
de profonds soupirs m'empêchaient de parler; nous nous embrassions
en silence. Il me mena jusqu'au vaisseau, il demeura sur le rivage et,
quand le vaisseau fut parti, nous ne cessions de nous regarder tandis que
nous pûmes nous voir."