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Premier livre. |
Télémaque,
accompagné de Minerve sous la figure de Mentor, arrive dans l'Île
de Calypso.
Sommaire de l'édition
dite de Versailles (1824) - Télémaque, conduit par Minerve,
sous la figure de Mentor,
est jeté par une tempête dans l'île
de Calypso. Cette déesse, inconsolable du départ d'Ulysse,
fait au fils de ce héros
l'accueil le plus favorable, et, concevant aussitôt pour lui une
violente passion, elle lui offre l'immortalité, s'il veut demeurer
avec elle. Pressé par Calypso de faire le récit de ses aventures,
il lui raconte son voyage à
Pylos et à Lacédémone,
son naufrage sur la côte de Sicile, le danger qu'il y
courut
d'être immolé aux mânes
d'Anchise,
le secours que Mentor et lui donnèrent à Aceste,
roi de cette contrée, dans une incursion de Barbares, et la reconnaissance
que ce prince leur en témoigna, en leur donnant un vaisseau phénicien
pour retourner dans leur pays.
Calypso
ne pouvait se consoler du départ d'Ulysse. Dans sa douleur,
elle
se trouvait malheureuse d'être immortelle. Sa grotte ne résonnait
plus de son chant; les nymphes qui la servaient n'osaient
lui parler. Elle se promenait souvent seule sur les gazons fleuris
dont un printemps éternel bordait son île: mais ces beaux
lieux,
loin de modérer sa douleur, ne faisaient que lui rappeler le triste
souvenir d'Ulysse, qu'elle y
avait vu tant de fois auprès d'elle. Souvent elle demeurait immobile
sur le rivage
de la mer, qu'elle arrosait de ses larmes, et elle était sans cesse
tournée vers le côté où le vaisseau d'Ulysse,
fendant
les ondes, avait disparu à ses yeux.
Tout à coup, elle
aperçut les débris d'un
navire qui venait de faire naufrage, des bancs de rameurs mis en pièces,
des rames écartées çà et là sur le sable,
un gouvernail, un mât, des cordages flottant sur la côte; puis
elle découvre de loin deux hommes, dont l'un paraissait âgé;
l'autre, quoique jeune, ressemblait à Ulysse. Il avait sa douceur
et sa fierté, avec sa taille et sa démarche majestueuse.
La déesse comprit que c'était Télémaque, fils
de ce héros. Mais,
quoique les dieux surpassent de loin en connaissance tous les hommes, elle
ne put découvrir qui était cet homme vénérable
dont Télémaque était accompagné: c'est que
les dieux supérieurs cachent aux inférieurs tout ce qu'il
leur plaît; et Minerve, qui accompagnait Télémaque
sous la figure de Mentor,
ne voulait pas être connue de Calypso.
Cependant Calypso se réjouissait d'un naufrage qui mettait dans son île le fils d'Ulysse, si semblable à son père. Elle s'avance vers lui; et, sans faire semblant de savoir qui il est:
- D'où vous vient - lui dit-elle - cette témérité d'aborder en mon île? Sachez, jeune étranger, qu'on ne vient point impunément dans mon empire.
Elle
tâchait de couvrir sous ces paroles menaçantes la joie
de son coeur, qui éclatait malgré elle sur son visage.
Télémaque lui répondit:
- Ô vous, qui que vous soyez, mortelle ou déesse (quoique à vous voir on ne puisse vous prendre que pour une divinité), seriez-vous insensible au malheur d'un fils, qui, cherchant son père à la merci des vents et des flots, a vu briser son navire contre vos rochers?
- Quel est donc votre père que vous cherchez? - reprit la déesse.
- Il se nomme Ulysse
- dit Télémaque - c'est un des rois qui ont, après
un siège de dix ans, renversé
la fameuse Troie. Son nom fut célèbre dans toute la Grèce
et dans toute l'Asie, par sa valeur dans les combats et plus encore par
sa sagesse dans les conseils. Maintenant, errant dans toute l'étendue
des mers, il parcourt tous les écueils
les plus terribles. Sa patrie semble fuir devant lui. Pénélope,
sa femme, et moi, qui suis son fils, nous avons perdu l'espérance
de le revoir. Je cours, avec les mêmes dangers que lui, pour apprendre
où il est. Mais que dis-je? peut-être
qu'il est maintenant enseveli dans les profonds abîmes de la
mer. Ayez pitié de nos malheurs; et, si vous savez, ô déesse,
ce que les destinées ont fait pour sauver ou pour perdre Ulysse,
daignez en instruire son fils Télémaque.
Calypso, étonnée et attendrie de voir dans une si vive jeunesse tant de sagesse et d'éloquence, ne pouvait rassasier ses yeux en le regardant; et elle demeurait en silence. Enfin elle lui dit:
- Télémaque, nous
vous apprendrons ce qui est arrivé à votre père. Mais
l'histoire en est longue: il est temps de
vous délasser de tous vos travaux. Venez dans ma demeure, où
je vous recevrai comme mon fils: venez; vous serez ma consolation dans
cette solitude; et je ferai votre bonheur, pourvu que vous sachiez en jouir.
Télémaque suivait
la déesse environnée d'une foule de jeunes nymphes, au-dessus
desquelles elle s'élevait de toute la tête, comme un grand
chêne dans une forêt élève ses branches épaisses
au-dessus de tous les arbres qui l'environnent. Il admirait l'éclat
de sa beauté, la riche pourpre de sa robe longue et flottante, ses
cheveux noués par-derrière négligemment mais avec
grâce, le feu qui sortait de ses yeux et la douceur qui tempérait
cette vivacité. Mentor, les yeux baissés, gardant un silence
modeste, suivait Télémaque.
On arriva à la porte de la grotte
de Calypso, où Télémaque fut surpris de voir, avec
une apparence de simplicité rustique, tout ce qui peut charmer les
yeux. On n'y voyait
ni or, ni argent, ni marbre, ni colonnes, ni tableaux, ni statues: cette
grotte était taillée dans le roc, en voûte pleine de
rocailles et de coquilles; elle était tapissée d'une jeune
vigne qui étendait ses branches souples également de tous
côtés. Les doux zéphyrs conservaient en ce lieu, malgré
les ardeurs du soleil, une délicieuse fraîcheur. Des fontaines,
coulant avec un doux murmure sur des prés semés d'amarantes
et de violettes, formaient en divers lieux des bains aussi purs et aussi
clairs que le cristal; mille fleurs naissantes émaillaient les tapis
verts dont la grotte était environnée. Là on trouvait
un bois de ces arbres touffus qui portent des pommes d'or, et dont la fleur,
qui se renouvelle dans toutes les saisons, répand le plus doux de
tous les parfums; ce bois semblait couronner ces belles prairies et formait
une nuit que les rayons du soleil ne pouvaient percer. Là on n'entendait
jamais que le chant des oiseaux ou le bruit d'un ruisseau, qui, se précipitant
du haut d'un rocher, tombait à gros bouillons pleins d'écume
et s'enfuyait au travers de la prairie.
La grotte de la déesse était
sur le penchant d'une colline. De là on découvrait la mer,
quelquefois claire et unie comme une glace, quelquefois follement irritée
contre les rochers, où elle se brisait en
gémissant, et élevant ses vagues comme des montagnes.
D'un autre côté, on voyait une rivière où se
formaient des îles bordées de tilleuls fleuris et de hauts
peupliers qui portaient leurs têtes superbes jusque dans les nues.
Les divers canaux qui formaient les îles semblaient se jouer dans
la campagne: les uns roulaient leurs eaux claires avec rapidité;
d'autres avaient une eau paisible et dormante;
d'autres, par de longs détours, revenaient sur leurs pas, comme
pour remonter vers leur source, et semblaient ne pouvoir quitter ces bords
enchantés. On apercevait de loin des collines et des montagnes qui
se perdaient dans les nues et dont la figure bizarre formait un horizon
à souhait pour le plaisir des yeux. Les montagnes voisines étaient
couvertes de pampre vert, qui pendait en festons: le raisin, plus éclatant
que la pourpre, ne pouvait se cacher sous les feuilles, et la vigne était
accablée sous son fruit. Le
figuier, l'olivier, le grenadier et tous les autres arbres couvraient
la campagne et en faisaient un grand jardin.
Calypso, ayant montré à Télémaque toutes ces beautés naturelles, lui dit:
- Reposez-vous; vos habits sont mouillés, il est temps que vous en changiez: ensuite nous nous reverrons, et je vous raconterai des histoires dont votre coeur sera touché.
En même temps elle le
fit entrer avec Mentor dans le lieu le plus secret et le plus reculé
d'une grotte voisine de celle où la déesse demeurait. Les
nymphes avaient eu soin d'allumer en ce lieu un grand feu de bois de cèdre,
dont la bonne odeur se répandait de tous côtés, et
elles y avaient laissé des habits pour les nouveaux hôtes.
Télémaque, voyant qu'on lui avait destiné une tunique d'une laine fine, dont la blancheur effaçait celle de la neige, et une robe de pourpre avec une broderie d'or, prit le plaisir qui est naturel à un jeune homme, en considérant cette magnificence.
Mentor lui dit d'un ton grave:
- Est-ce donc là, ô Télémaque,
les pensées qui doivent occuper le coeur du fils d'Ulysse? Songez
plutôt à soutenir la réputation de votre père
et à vaincre la fortune qui vous persécute. Un jeune homme
qui aime à se parer vainement, comme une femme, est indigne de la
sagesse et de la gloire: la gloire n'est due qu'à un coeur qui sait
souffrir la peine et fouler aux pieds les plaisirs.
Télémaque répondit en soupirant:
- Que les dieux me fassent périr
plutôt que de souffrir que la mollesse et la volupté s'emparent
de mon coeur! Non, non, le fils d'Ulysse ne sera jamais vaincu par les
charmes d'une vie lâche et efféminée. Mais quelle faveur
du ciel nous a fait trouver, après notre naufrage, cette déesse
ou cette mortelle qui nous comble de biens?
- Craignez - repartit
Mentor
- qu'elle ne vous accable de maux; craignez ses trompeuses douceurs plus
que les écueils qui ont brisé votre navire: le naufrage et
la mort sont moins affreux que les plaisirs qui attaquent la vertu. Gardez-vous
bien de croire ce qu'elle vous racontera. La jeunesse est présomptueuse;
elle se promet tout d'elle-même: quoique fragile, elle croit pouvoir
tout et n'avoir jamais rien à craindre; elle se confie légèrement
et sans précaution. Gardez-vous d'écouter les paroles douces
et flatteuses de Calypso, qui se glisseront comme un serpent sous les fleurs;
craignez le poison caché; défiez-vous de vous-même,
et attendez toujours mes conseils.
Quand le repas fut fini, la déesse prit Télémaque et lui parla ainsi:
- Vous voyez - fils du grand Ulysse
- avec quelle faveur je vous reçois. Je suis immortelle: nul mortel
ne peut entrer dans cette île sans être puni de sa témérité,
et votre naufrage même ne vous garantirait pas de mon indignation,
si d'ailleurs je ne vous aimais. Votre père a eu le même bonheur
que vous; mais hélas! il n'a pas su en profiter. Je l'ai gardé
longtemps dans cette île: il n'a tenu qu'à lui d'y
vivre
avec moi dans un état immortel, mais l'aveugle passion de revoir
sa misérable patrie lui fit rejeter tous ces avantages. Vous voyez
tout ce qu'il a perdu pour revoir
Ithaque, qu'il n'a pu revoir. Il voulut me quitter: il partit; et je
fus vengée par la tempête: son vaisseau, après avoir
été le jouet des vents, fut enseveli dans les ondes. Profitez
d'un si triste exemple. Après son naufrage, vous n'avez plus rien
à espérer, ni pour le revoir, ni pour régner jamais
dans l'île d'Ithaque après lui: consolez-vous de l'avoir perdu,
puisque vous trouvez ici une divinité prête à vous
rendre heureux et un royaume, qu'elle vous offre.
La déesse ajouta à ces
paroles de longs discours pour montrer combien Ulysse avait été
heureux auprès d'elle; elle raconta ses aventures dans la caverne
du cyclope Polyphème
et chez Antiphate, roi des Lestrygons; elle n'oublia pas ce qui lui était
arrivé dans l'île de Circé,
fille du Soleil, ni les dangers qu'il avait courus entre Scylla et Charybde.
Elle représenta la dernière tempête que Neptune
avait excitée contre lui quand il partit d'auprès d'elle.
Elle voulut faire entendre qu'il était péri dans ce naufrage,
et elle supprima son arrivée dans l'île des Phéaciens.
Télémaque, qui s'était d'abord abandonné trop promptement à la joie d'être si bien traité de Calypso, reconnut enfin son artifice et la sagesse des conseils que Mentor venait de lui donner. Il répondit en peu de mots:
- Ô déesse, pardonnez à ma douleur; maintenant je ne puis que m'affliger. Peut-être que dans la suite j'aurai plus de force pour goûter la fortune que vous m'offrez: laissez-moi en ce moment pleurer mon père; vous savez mieux que moi combien il mérite d'être pleuré.
Calypso n'osa d'abord le presser davantage: elle feignit même d'entrer dans sa douleur et de s'attendrir pour Ulysse. Mais pour mieux connaître les moyens de toucher son coeur, elle lui demanda comment il avait fait naufrage et par quelles aventures il était sur ces côtes.
- Le récit de mes malheurs - dit-il - serait trop long.
- Non, non - répondit-elle - il me tarde de les savoir; hâtez-vous de me les raconter.
Elle le pressa longtemps. Enfin il ne
put lui résister, et il parla ainsi:
"J'étais parti d'Ithaque pour
aller demander aux autres rois revenus du siège de Troie des nouvelles
de mon père. Les amants de ma mère Pénélope
furent surpris de mon départ: j'avais pris soin de le leur cacher,
connaissant leur perfidie. Nestor, que je vis à Pylos,
ni Ménélas,
qui me reçut avec amitié dans Lacédémone, ne
purent m'apprendre si mon père était encore en vie. Lassé
de vivre toujours en suspens et dans l'incertitude,
je me résolus d'aller dans la Sicile, où j'avais ouï
dire que mon père avait été jeté par les vents.
Mais le sage Mentor, que vous voyez ici présent, s'opposait à
ce téméraire dessein. Il me représentait, d'un côté,
les Cyclopes,
géants monstrueux qui dévorent les hommes, de l'autre, la
flotte d'Enée
et des Troyens, qui étaient sur ces côtes. Ces Troyens - disait-il
- sont animés contre tous les Grecs; mais surtout ils répandraient
avec plaisir le sang du fils d'Ulysse. Retournez - continuait-il - en Ithaque:
peut-être que votre père, aimé des dieux, y sera aussitôt
que vous. Mais, si les dieux ont résolu sa perte, s'il ne doit jamais
revoir sa patrie, du moins il faut que vous alliez le venger, délivrer
votre mère, montrer votre sagesse à tous les peuples et faire
voir en vous à toute la Grèce un roi aussi digne de régner
que le fut jamais Ulysse lui-même."
Ces paroles étaient salutaires; mais je n'étais pas assez prudent pour les écouter. Je n'écoutai que ma passion. Le sage Mentor m'aima jusqu'à me suivre dans un voyage téméraire, que j'entreprenais contre ses conseils, et les dieux permirent que je fisse une faute qui devait servir à me corriger de ma présomption."
Pendant qu'il parlait, Calypso regardait Mentor. Elle était étonnée: elle croyait sentir en lui quelque chose de divin; mais elle ne pouvait démêler ses pensées confuses; ainsi elle demeurait pleine de crainte et de défiance à la vue de cet inconnu. Alors elle appréhenda de laisser voir son trouble.
- Continuez - dit-elle à Télémaque
- et satisfaites ma curiosité.
Télémaque reprit ainsi:
"Nous
eûmes assez longtemps un vent favorable pour aller en Sicile;
mais ensuite une noire tempête déroba le ciel à nos
yeux, et nous fûmes enveloppés dans une profonde nuit. A la
lueur des éclairs, nous aperçûmes d'autres vaisseaux
exposés au même péril, et nous reconnûmes bientôt
que c'étaient les vaisseaux d'Enée:
ils n'étaient pas moins à craindre pour nous que les rochers.
Alors je compris, mais trop tard, ce que l'ardeur d'une jeunesse imprudente
m'avait empêché de considérer attentivement. Mentor
parut dans ce danger, non seulement ferme et intrépide, mais encore
plus gai qu'à l'ordinaire: c'était lui qui m'encourageait;
je sentais qu'il m'inspirait une force invincible. Il donnait tranquillement
tous les ordres, pendant que le pilote était troublé. Je
lui disais: "Mon cher Mentor, pourquoi ai-je refusé de suivre vos
conseils? Ne suis-je pas malheureux d'avoir voulu me croire moi-même,
dans un âge où l'on n'a ni prévoyance de l'avenir,
ni expérience du passé, ni modération pour ménager
le présent? Ô si jamais nous échappons de cette tempête,
je me défierai de moi-même comme de mon plus dangereux ennemi:
c'est vous, Mentor, que je croirai toujours."
Mentor, en
souriant, me répondit: "Je n'ai garde de vous reprocher la faute
que vous avez faite; il suffit que vous la sentiez et qu'elle vous serve
à être une autre fois plus modéré dans vos désirs.
Mais, quand le péril sera passé, la présomption reviendra
peut-être. Maintenant il faut se soutenir par le courage. Avant que
de se jeter dans le péril, il faut le prévoir et le craindre;
mais, quand on y est, il ne reste plus qu'à le mépriser.
Soyez donc le digne fils d'Ulysse; montrez un coeur plus grand que tous
les maux qui vous menacent."
La douceur et le courage du sage Mentor
me charmèrent; mais je fus encore bien plus surpris quand je vis
avec quelle adresse il nous délivra des Troyens. Dans le moment
où le ciel commençait à s'éclaircir et où
les Troyens, nous voyant de près, n'auraient pas manqué de
nous reconnaître, il remarqua un de leurs vaisseaux presque semblable
à celui des nôtres que la tempête avait écarté,
et dont la poupe était couronnée de certaines fleurs: il
se hâta de mettre sur notre poupe des couronnes de fleurs semblables;
il les attacha lui-même avec des bandelettes de la même couleur
que celles des Troyens; il ordonna à tous nos rameurs de se baisser
le plus qu'ils pourraient le long de leurs bancs, pour n'être point
reconnus des ennemis. En cet état, nous passâmes au milieu
de leur flotte: ils poussèrent des cris de joie en nous voyant,
comme en voyant des compagnons qu'ils avaient crus perdus. Nous fûmes
même contraints par la violence de la mer d'aller assez longtemps
avec eux. Enfin, nous demeurâmes un peu derrière, et, pendant
que les vents impétueux les poussaient vers l'Afrique, nous fîmes
les derniers efforts pour aborder à force de rames sur la côte
voisine de Sicile.
Nous
y arrivâmes en effet, mais ce que nous cherchions n'était
guère moins funeste que la flotte qui nous faisait fuir: nous trouvâmes
sur cette côte de Sicile d'autres Troyens ennemis des Grecs. C'était
là que régnait le vieux Aceste,
sorti de Troie. A peine fûmes-nous arrivés sur ce
rivage, que les habitants crurent que nous étions ou d'autres
peuples de l'île armés pour les surprendre, ou des étrangers
qui venaient s'emparer
de leurs terres. Ils brûlent notre vaisseau; dans le premier
emportement, ils égorgent tous nos compagnons: ils ne réservent
que Mentor et moi pour nous présenter à Aceste, afin qu'il
pût savoir de nous quels étaient nos desseins et d'où
nous venions. Nous entrons dans la ville avec les mains liées derrière
le dos, et notre mort n'était retardée que pour nous faire
servir de spectacle à un peuple cruel quand on saurait que nous
étions Grecs.
On nous présenta d'abord à Aceste, qui, tenant son sceptre d'or en main, jugeait les peuples et se préparait à un grand sacrifice. Il nous demande d'un ton sévère quel est notre pays et le sujet de notre voyage. Mentor se hâta de répondre, et lui dit:
"Nous venons des côtes de la grande Hespérie, et notre patrie n'est pas loin de là."
Ainsi il évita de dire que nous
étions Grecs. Mais Aceste, sans l'écouter davantage, et nous
prenant pour des étrangers qui cachaient leur dessein, ordonna qu'on
nous envoyât dans
une forêt voisine, où nous servirions en esclaves sous ceux
qui gouvernaient ses troupeaux.
Cette condition me parut plus dure que la mort. Je m'écriai:
"Ô roi, faites-nous mourir plutôt que de nous traiter si indignement. Sachez que je suis Télémaque, fils du sage Ulysse, roi des Ithaciens. Je cherche mon père dans toutes les mers; si je ne puis ni le trouver, ni retourner dans ma patrie, ni éviter la servitude, ôtez-moi la vie, que je ne saurais supporter."
A peine eus-je prononcé ces mots, que tout le peuple ému s'écria qu'il fallait faire périr le fils de ce cruel Ulysse, dont les artifices avaient renversé la ville de Troie.
"Ô fils d'Ulysse - me dit Aceste
- je ne puis refuser votre sang aux mânes
de tant de Troyens que votre père a précipités sur
les rivages du noir Cocyte: vous et celui qui vous mène, vous périrez."
En même temps, un vieillard de la troupe proposa au roi de nous immoler sur le tombeau d'Anchise.
"Leur sang - disait-il - sera agréable à l'ombre de ce héros; Enée même, quand il saura un tel sacrifice, sera touché de voir combien vous aimez ce qu'il avait de plus cher au monde."
Tout le peuple applaudit à cette
proposition, et on ne songea plus qu'à nous immoler. Déjà
on nous menait sur le tombeau d'Anchise:
on y avait dressé deux autels, où le feu sacré était
allumé; le glaive qui devait nous percer était devant nos
yeux; on nous avait couronnés de fleurs, et nulle compassion ne
pouvait garantir notre vie. C'était fait de nous, quand Mentor demanda
tranquillement à parler au roi. Il lui dit:
"Ô Aceste, si le malheur du jeune
Télémaque, qui n'a jamais porté les armes contre les
Troyens, ne peut vous toucher, du moins que votre propre intérêt
vous touche. La science que j'ai acquise des présages et de la volonté
des dieux me fait connaître qu'avant que trois jours soient écoulés
vous serez attaqué par des peuples barbares, qui viennent comme
un torrent du haut des montagnes pour inonder votre ville et pour ravager
tout votre pays. Hâtez-vous de les prévenir: mettez vos peuples
sous les armes et ne perdez pas un moment pour retirer au-dedans de vos
murailles les riches troupeaux que vous avez dans la campagne. Si ma prédiction
est fausse, vous serez libre de nous immoler dans trois jours; si, au contraire,
elle est véritable, souvenez-vous qu'on ne doit pas ôter la
vie à ceux de qui on la tient."
Aceste fut étonné de ces paroles, que Mentor lui disait avec une assurance qu'il n'avait jamais trouvée en aucun homme.
"Je vois bien - répondit-il - ô étranger, que les dieux, qui vous ont si mal partagé pour tous les dons de la fortune, vous ont accordé une sagesse qui est plus estimable que toutes les prospérités."
En même temps, il retarda le sacrifice,
et donna avec diligence les ordres nécessaires pour prévenir
l'attaque dont Mentor l'avait menacé. On ne voyait de tous côtés
que des femmes tremblantes, des vieillards courbés, de petits enfants,
les larmes aux yeux, qui se retiraient dans la ville.
Les
boeufs mugissants et les brebis bêlantes
venaient en foule, quittant
les gras pâturages, et ne pouvant trouver assez d'étables
pour être mis à couvert. C'était, de toutes parts,
des cris confus de gens qui se poussaient les uns les autres, qui ne pouvaient
s'entendre, qui prenaient dans ce trouble un inconnu pour leur ami, et
qui couraient sans savoir où tendaient leurs pas. Mais les principaux
de la ville, se croyant plus sages que les autres, s'imaginaient que Mentor
était un imposteur, qui avait fait une fausse prédiction
pour sauver sa vie.
Avant la fin du troisième jour, pendant qu'ils étaient pleins de ces pensées, on vit sur le penchant des montagnes voisines un tourbillon de poussière; puis on aperçut une troupe innombrable de Barbares armés: c'étaient les Himériens, peuples féroces, avec les nations qui habitent sur les monts Nébrodes et sur le sommet d'Acratas, où règne un hiver que les zéphyrs n'ont jamais adouci. Ceux qui avaient méprisé la sage prédiction de Mentor perdirent leurs esclaves et leurs troupeaux. Le roi dit à Mentor:
"J'oublie que vous êtes des Grecs:
nos ennemis deviennent nos amis fidèles. Les dieux vous ont envoyés
pour nous sauver; je n'attends pas moins de votre valeur que de la sagesse
de vos conseils; hâtez-vous de nous secourir."
Mentor montre dans ses yeux une audace
qui étonne les plus fiers combattants. Il prend un bouclier, un
casque, une épée, une lance; il range les soldats d'Aceste;
il marche à leur tête et s'avance en bon ordre vers les ennemis.
Aceste, quoique plein de courage, ne peut, dans sa vieillesse, le suivre
que de loin. Je le suis de plus près; mais je ne puis égaler
sa valeur. Sa cuirasse ressemblait, dans le combat, à l'immortelle
égide. La mort courait de rang en rang partout sous ses coups. Semblable
à un lion de Numidie que la cruelle faim dévore, et qui entre
dans un troupeau de faibles brebis: il déchire, il égorge,
il nage dans le sang, et les bergers, loin de secourir le troupeau, fuient
tremblants, pour se dérober à sa fureur.
Ces Barbares, qui espéraient
de surprendre la ville, furent eux-mêmes surpris et déconcertés.
Les sujets d'Aceste, animés par l'exemple et par les ordres de Mentor,
eurent une vigueur dont ils ne se croyaient point capables. De ma lance
je renversai le fils du roi de ce peuple ennemi. Il était de mon
âge, mais il était plus grand que moi: car ce peuple venait
d'une race de géants qui étaient de la même origine
que les Cyclopes.
Il méprisait un ennemi aussi faible que moi: mais, sans m'étonner
de sa force prodigieuse, ni de son air sauvage et brutal, je poussai ma
lance contre sa poitrine, et je lui fis vomir, en expirant, des torrents
d'un sang noir. Il pensa m'écraser. Dans sa chute, le bruit de ses
armes retentit jusqu'aux montagnes. Je pris ses dépouilles, et je
revins à Aceste avec les armes du mort que j'avais enlevées.
Mentor, ayant achevé de mettre les ennemis en désordre, les
tailla en pièces et poussa les fuyards jusque dans les forêts.
Un succès si inespéré
fit regarder Mentor comme un homme chéri et inspiré des dieux.
Aceste, touché de reconnaissance, nous avertit qu'il craignait tout
pour nous, si les vaisseaux d'Enée revenaient en Sicile: il nous
en donna un pour retourner en notre pays, nous combla de présents,
et nous pressa de partir pour prévenir tous les malheurs qu'il prévoyait;
mais il ne voulut nous donner ni un pilote, ni des rameurs de sa nation,
de peur qu'ils ne fussent trop exposés sur les côtes de la
Grèce. Il nous donna des marchands phéniciens, qui, étant
en commerce avec tous les peuples du monde, n'avaient rien à craindre
et qui devaient ramener le vaisseau à Aceste quand ils nous auraient
laissés à Ithaque. Mais les dieux, qui se
jouent des desseins des hommes, nous réservaient à d'autres
dangers.