Passepartout, réveillé, regardait, et ne pouvait croire qu'il traversait le pays des indous dans un train du Great Peninsular Railway. Cela lui paraissait invraisemblable. Et cependant rien de plus réel! La locomotive, dirigée par le bras d'un mécanicien anglais et chauffée de houille anglaise, lançait sa fumée sur les plantations de cotonniers, de caféiers, de muscadiers, de girofliers, de poivriers rouges. La vapeur se contournait en spirales autour des groupes de palmiers, entre lesquels apparaissaient de pittoresques bungalows, quelques viharis, sortes de monastères abandonnés, et des temples merveilleux qu'enrichissait l'inépuisable ornementation de l'architecture indienne. Puis, d'immenses étendues de terrain se dessinaient à perte de vue, des jungles où ne manquaient ni les serpents ni les tigres qu'épouvantaient les hennissements du train, et enfin, les forêts, fendues par le tracé de la voie, encore hantées d'éléphants, qui, d'un oeil pensif, regardaient paser le convoi échevelé. (...)
À partir de Bénarès, la voie ferrée suivait en partie la vallée du Gange. À travers les vitres du wagon, par un temps assez clair, apparaissait le paysage varié du Béhar, des montagnes couvertes de verdure, des champs d'orge, de maïs et de froment, des rios et des étangs peuplés d'alligators verdâtres, des villages bien entretenus, des forêts encore verdoyantes. Quelques éléphants, des zébus à grande bosse, venaient se baigner dans les eaux du fleuve sacré, et aussi, malgré la saison avancée et la température déjà froide, des bandes d'indous des deux sexes, qui accomplissaient pieusement leurs saintes ablutions. (...)
Puis la nuit vint, et au milieu des hurlements des tigres, des ours, des loups qui fuyaient devant la locomotive, le train passa à toute vitesse, et l'on aperçut plus rien des merveilles du Bengale, ni Golconde, ni Gour en ruine, ni Mourshegabad, qui fut autrefois capitale, ni Burdwan, ni Hougly, ni Chandernagor, ce point français du territoire indien sur lequel Passepartout eût été fier de voir flotter le drapeau de sa patrie!
Source: "15 textes à lire. 150 exercices pour écrire", Christian Lamblin - François Fontaine. Retz, 1994.